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Section Daniel MAYER Canton de Mundolsheim
Fédération du Bas Rhin du Parti Socialiste
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22 juin 2012 5 22 /06 /juin /2012 09:40

 

 

Comment la mobilité façonne-t-elle les territoires, les paysages et les espaces publics ? Dans leur récent ouvrage, Kelly Shannon et Marcel Smets décrivent les multiples voies par lesquelles les infrastructures de transports fabriquent notre environnement urbain.
Recensé : Shannon, Kelly et Smets, Marcel. 2010. The Landscape of Contemporary Infrastructure, Rotterdam : NAI Publishers.

 

Entreprise rare, cet ouvrage s’intéresse aux empreintes de la mobilité sur notre environnement, en interrogeant ses infrastructures matérielles : celles des réseaux de transport qui marquent et transforment l’échelle du grand territoire, celles des voies et des infrastructures qui participent de la construction du paysage, celles des objets monumentaux ou plus banals qui les composent : aérogares, gares, stations-services, mais aussi haltes, barrières, bitumes. Dans cette perspective, l’ouvrage fait l’hypothèse d’un nouveau paradigme qui voit l’infrastructure évoluer comme un projet total, cristallisant les enjeux de notre environnement contemporain, intégrant la complexité spatiotemporelle de l’aménagement et reformulant les processus même de conception de l’espace habité


Le livre est écrit par des praticiens du construit, tous deux professeurs à l’université de Leuven (Belgique), tous deux également impliqués dans la fabrique de l’espace urbain. Adoptant une perspective didactique, les auteurs analysent les postures conceptuelles des maîtres d’œuvre et des aménageurs qui projettent et réalisent des infrastructures de transport. Ils proposent de les classer selon quatre champs de questionnements ou manières de comprendre l’infrastructure dans son environnement spatial : quelles empreintes la mobilité laisse-t-elle dans le paysage ? Quelles sont les échelles de sa présence physique ? Comment la perception du paysage se renouvelle-t-elle à travers le mouvement ? En quoi l’infrastructure est-elle un espace public contemporain ? Si les auteurs reconnaissent volontiers que cette catégorisation a quelque chose d’artificiel, elle leur semble néanmoins opératoire pour comprendre les processus selon lesquels les projets d’infrastructure se conçoivent et se déploient, les réalisations présentées (toutes datant de moins de 15 ans) n’ayant pas d’autre objet que de les illustrer.


Le tournant infrastructurel

Les travaux de Vincent Kaufmann et de John Urry l’attestent : la mobilité constitue désormais un objet de recherche en tant que tel, dont l’investigation renouvelle, pour partie, l’articulation entre les études urbaines et les sciences sociales (Kaufman 2006 ; Urry et Sheller 2006). L’infrastructure, comprise comme la médiation spatiale du construit et du mobile, est devenue un sujet à part entière pour la recherche qui l’observe comme terrain d’avant-garde des questions de la ville contemporaine. Avec cet ouvrage, les auteurs franchissent le pas, de concert avec des concepteurs et praticiens qui ont déjà, depuis quelques années, identifié l’importance capitale des infrastructures de mobilité dans la pratique de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage [1].


Objet de design, il s’agit également d’un objet d’histoire ; l’ouvrage nous rappelle d’ailleurs, en introduction de chaque problématique, son ancrage historique. Ce rappel a, bien sûr, le grand intérêt de montrer que, si les relations entre le paysage et l’infrastructure n’ont pas toujours été étroites – cette dernière ayant parfois été considérée comme un objet technique, hors sol, étranger aux préoccupations des architectes –, son histoire, inscrite dans la longue durée, montre combien l’infrastructure est avant tout un artefact contextualisé dans son environnement.


Des dispositifs très innovants en sont les fruits, à l’instar du système de parcs et de parkways, inventé aux États-Unis au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, pensé à grande échelle comme infrastructure naturelle, paysagère et circulatoire, et qui a formé l’ossature territoriale du développement de plusieurs grandes villes américaines (Boston, New York, Washington). Régulièrement réinterprété depuis, au travers des mutations des villes qu’il a contribué à fonder (récemment la municipalité de New York s’est appuyée sur le réseau aménagé dans les années 30, par le planner Robert Moses notamment, pour reconvertir certaines autoroutes urbaines du bord de l’Hudson en parcs linéaires sans exclure, pour autant, la fonction de circulation dont elles étaient dotées), ou de nouvelles situations urbaines qu’il féconde (le projet Saclay conçu par Michel Desvigne, ou le réinvestissement des friches ferroviaires et autoroutes périphériques à Anvers, par exemple), ce dispositif d’aménagement se consolide sur le temps long, dans un dialogue sans cesse renouvelé entre les mutations urbaines et les attentes sociétales. En cela, il possède une fonction éminemment narrative.

La série et l’objet

Suivant cette intuition, l’ouvrage réinscrit les projets et leurs matérialisations dans leur environnement géographique, sociétal, culturel, et montre que, loin d’être un objet a-local, l’infrastructure se qualifie toujours contextuellement. L’ouvrage montre ainsi de quelle façon les infrastructures incarnent la dialectique de l’espace des flux et de l’espace des lieux, qu’avait soulevée le sociologue Manuel Castells dans son ouvrage La société en réseaux (2001). Cette dualité intrinsèque qui caractérise les infrastructures, vecteurs du mouvement et lieux de la fixité, les inscrit également dans une double appartenance territoriale.


D’abord, celle d’un dispositif global qui va identifier la route non seulement comme une artère de circulation, mais aussi comme un monde en soi, disposant de son propre vocabulaire d’identification – bitume, garde-corps, péages, stations-service, signalétique – qui impose un nouvel ordre au paysage existant. Interprétée et projetée, cette « codification » de l’infrastructure peut lui permettre d’initier une mutation du territoire qu’elle irrigue. L’exemple du métro-rail de Houston, devenu colonne vertébrale de la recomposition d’un territoire suburbain dilaté et fragmenté, montre combien l’infrastructure – ses stations, ses voies, ses espaces publics, etc. – a développé un langage commun et soigné, et, ce faisant, est parvenue à réunifier la texture éclectique de la ville périphérique.


Ensuite, et c’est là un deuxième registre d’appartenance territoriale, les ouvrages qui composent le dispositif infrastructurel, peuvent s’incarner à chaque fois dans des situations uniques et spécifiques, comme le montre la réalisation de l’agence Maxwan [2] pour le dessin d’une route à Utrecht qui manifeste avec succès l’alchimie entre la série cohérente qui l’identifie à sa fonction (« ceci est une route » dont le tracé, souple et continu, irrigue un ensemble récent de 30 000 logements) et l’unicité de chacune des situations créées par la rencontre de la route et des lieux du territoire – la centaine de franchissements de canaux requis par le projet a ainsi donné lieu à 16 familles de ponts et passerelles. Des exemples plus anciens comme, par exemple, le système de voies, de parcs et de réseaux créé par Haussmann pour réformer le Paris de la seconde moitié du XIXe siècle, montrent aussi le pouvoir qu’a l’infrastructure de renforcer une structure et de la transformer en même temps, de refonder une ville tout en s’appuyant sur ses fondements, de faire du neuf avec du vieux, et du vieux avec du neuf, pour paraphraser l’historien Bernard Lepetit (1988).

Les langages de la visibilité

Une autre question soulevée par l’ouvrage de Shannon et Smets porte sur la visibilité de l’infrastructure. D’abord, il s’agit d’un espace public, lieu à la fois ouvert et symbolique, qui doit permettre le déplacement et incarner en même temps la permanence, du fait même de son statut d’emblème : emblème de la ville dont il est la « porte d’entrée », emblème du pouvoir dont il manifeste l’efficacité. La spectacularisation de l’infrastructure fait écho à celle des flux et des événements qui l’animent. Scénographie, elle est aussi cinématographie, et doit jouer avec ces deux figures visuelles de la scène et du mouvement.


Là encore, on observe une différenciation marquée des postures et de leur contextualisation. Entre monumentalisation et discrétion, la vérité des langages de la visibilité et de l’invisibilité est très judicieusement analysée dans le panorama que nous offrent les auteurs. D’aucuns souhaitent magnifier l’infrastructure, au point d’en faire une icône. D’autres veulent l’assimiler dans un hyperprogramme qui la submerge, ou la rendre invisible, objet discret ou honteux, sous le sol de la ville, qu’il soit jardin ou dalle.

Un projet métropolitain

Deux autres questions contemporaines peuvent retenir notre attention, que l’ouvrage aurait pu explorer plus avant, en dépit de son approche délibérément projectuelle et spatialisée. D’abord, les projets infrastructurels ont la capacité de catalyser ou de condenser les stratégies de reconquête urbaine, à l’instar du projet de déplacement de l’aéroport de Hong Kong en 1998, inauguré au lendemain de la rétrocession de la colonie britannique à la Chine, et dont l’engagement a initié une refondation mégalopolitaine de l’archipel. Au-delà du programme d’infrastructures réalisé à l’occasion de sa mise en service, l’aéroport périphérique a suscité le renouvellement de l’hypercentre, à travers la création de nouveaux polders et la réalisation de deux aérogares métropolitaines qui ont consolidé de nouveaux épicentres de la cité. Des villes nouvelles ont également été créées sur le parcours du cordon ombilical qui relie l’aéroport à l’hypercentre. Le site lui-même a accueilli un grand parc des expositions. Et désormais, le réseau d’infrastructures qui dessert la plate-forme positionne le site comme l’une des centralités principales de la région du delta de la rivière des Perles, nouvelle megalopolis de la Chine du Sud.


Le cas du projet récent de Grand Paris Express en région parisienne, qui aimante toute la réflexion issue de la consultation urbaine du Grand Paris, est aussi caractéristique de la capacité de l’infrastructure à cristalliser les enjeux et les attentes des acteurs et des témoins de la construction métropolitaine. Projet manifeste, il s’affiche comme la colonne vertébrale de la reconfiguration d’un territoire régional dilaté et fragmenté, dont l’avenir dépendra étroitement des conditions dans lesquelles on l’arpentera. Cette finalité réinterroge la nature même du projet d’infrastructure, qui ne doit pas se concevoir exclusivement comme vitrine, monument ou porte d’entrée (de Paris ou de sa périphérie ? La question mérite d’être posée), mais avant tout comme stratégie urbaine à grande échelle. Tensions entre centre et périphérie, frottements entre flux et forme, effets de frontières : la définition et la mise en œuvre de ce projet éminemment métropolitain s’apprécieront à l’aune des questionnements qui ont fondé son existence.


Enfin, les infrastructures pâtissent d’une obsolescence chronique, due à l’accélération des mobilités et la volatilité des programmes qui les composent. Si les références et les ancrages confèrent aux infrastructures un statut transhistorique, il n’en demeure pas moins que la complexité croissante de leur conception comme intégrateur des enjeux urbains et métropolitains, la massification des flux, la compétition acharnée que se livrent les villes, de même que l’opposition croissante dont elles peuvent faire l’objet, mettent à l’épreuve les conditions de leur durabilité et transforment les questions de sa conception contemporaine. Plus encore, dans les processus qui les affectent, de destruction et de reconstruction, de patrimonialisation et de mutation, de stratification et de réversibilité, se dessinent encore bien d’autres formes possibles, qui montrent tous les ressorts de leur vitalité. En métamorphose permanente, les infrastructures incarnent bien un défi majeur pour la transformation de notre environnement contemporain. L’ouvrage de Smets et Shannon en est un manifeste simulant qui offre de larges perspectives pour ceux que la fabrique urbaine préoccupe.

 

Bibliographie

  • Castells, Manuel. 2001. La société en réseaux. L’ère de l’information, Paris : Fayard, p. 473-530.
  • Kaufmann, Vincent. 2006. Re-thinking Mobility. Contemporary Sociology, Aldershot : Ashgate.
  • Lepetit, Bernard. 1988. Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris : Albin Michel.
  • Rouillard, Dominique. 2012. L’Infraville. Futurs des infrastructures, Paris : Archibooks.
  • Urry, John et Sheller, Mimi. 2006. « The New Mobilities Paradigm », Environment and Planning, n° A38, p. 207-226.

Notes

[1] Parmi les nombreux travaux publiés ces dernières années, un dernier ouvrage collectif L’Infraville, dirigé par Dominique Rouillard (2012).

[2] Qui vient de remporter un concours pour le redéveloppement de la Groene Singel de Anvers, « ceinture verte » de 625 hectares dont fait partie le périphérique de la ville.

 

Sur métropolitiques.eu

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9 juin 2012 6 09 /06 /juin /2012 16:05

La ville, avenir de l’agriculture

 

Les enjeux de l’alimentation de proximité n’ont jamais été aussi prégnants que ces dernières années. Face à l’explosion des coûts, qu’ils soient économiques et à mettre en rapport avec nos modes de vies, ou écologiques, lorsque ces mêmes modes de vie alimentent les excès et les rejets polluants, se nourrir près de chez soi et de manière responsable est devenu une véritable problématique urbaine. Alors que les idées et les démarches foisonnent autour de la question et que des réseaux promouvant les circuits courts alimentaires se mettent en place, force est de constater que la ville se perméabilise de plus en plus à l’agriculture, transformant jusque dans ses fondements cette activité dix fois millénaire…

Bien sur, la ville s’étale, bien sur la ville grignote et digère chaque année des centaines d’hectares de terres arables. Pourtant ce que ses détracteurs oublient souvent de voir, c’est que cette dernière réinvente aussi, au sein même de son tissu, les pratiques et les activités d’une agriculture abandonnée au lendemain des années 40, aux mains des marchés agroalimentaires. Ca et là, certains pans d’urbanité tendent ainsi à se confondre en une espèce de ruralité hybride, pas tout à fait à l’image d’Epinal de la campagne, pas tout à fait à celle de la « cité moderne ».

 

 

Une expérience d'estive urbaine menée à Gerland en 2007 (Lyon / octobre 2007, agence Fabriques en partenariat avec Thomas Hanss, ingénieur paysagiste. Maîtrise d’ouvrage : Grand Lyon)


Sur le stade de foot, de drôles de joueurs, en fait, des moutons en pâture, interpellent le citadin. Le principe d’estive urbaine expérimenté par certaines collectivités, notamment par la municipalité de Lyon à Gerland, tient de ces nouvelles formes que la ville a pu donner à la pratique agricole (et inversement d’ailleurs). Sur des espaces urbains enherbés, l’estive réinterroge certains principes de gestion, de qualité et d’usages partagés des biens publics comme elle contribue à offrir de nouveaux lieux d’activité et de production pour les éleveurs.

Dans un autre genre qui relève moins de l’importation directe de pratiques agricoles que de leur émergence, nombreuses sont les métropoles à s’engager sur la voie de projets urbains intégrant à leur fonctionnement, l’idée d’une production alimentaire locale. Directement inspirées des nouvelles formes de partage agricole en ville et des jardins collectifs de particuliers, des expériences publiques fleurissent dans le cadre foncier complexe et tendu de certaines villes.

Dans le quartier de Beacon à Seattle, un vaste projet engagé par une association et récemment repris par la ville, prévoit ainsi de développer une forêt comestible de trois hectares dans le but de produire non seulement du bois de chauffage, mais aussi et surtout de la nourriture en libre service à destination des habitants.

Forêts comestibles, parcs ou lotissements agricoles, pâturages urbains,… derrière les associations sémantiques parfois paradoxales se dessinent de nouvelles formes d’espaces, lieux d’urbanité à la fois vecteur de partage, d’échanges et de production alimentaire. Au centre de ces hybridités urbaines, un autre paradoxe redessine l’activité agricole, et s’il en modifie les fondements industriels, contribue également à la rapprocher de ses origines, d’un temps ou, tenue dans la proximité, elle participait à la construction des liens sociaux et de la vie en collectivité.

L’homme de la ville, dernier agriculteur d’une révolution alimentaire ?

L’avènement des sociétés urbaines et industrialisés a fait de l’agriculteur une espèce en voie de disparition. Alors que dans le monde, leur effectif reste encore important, en France, seule 3% de la population active détient aujourd’hui le rôle de producteur alimentaire. Un constat qui, souligné par le virage progressif de l’agriculture urbaine, nous laisse entrevoir la naissance de nouveaux paradigmes professionnels. Alors que Mendras décrivait à la fin des années 60, la fin de la figure du paysan, l’agriculteur qui lui a succéder pourrait bien passer le pas à son homologue des villes.

Alors que certaines métropoles, dont Détroit constitue le visage emblématique, amorcent une espèce de révolution agricole conjoncturelle, de nouveaux types d’agriculteurs urbains, néologisme oblige, d’urbagriculteurs, apparaissent sans pour autant avoir entretenus de liens culturels ou générationnels avec l’activité traditionnelle ou industrialisée de la terre.

 

A Détroit, l'agriculture urbaine met tout le monde à contribution, surtout les plus jeunes (Jim WEST/REPORT DIGITAL-REA)

 

Anciens salariés du secteur privé au chômage, artistes, retraités des villes ou encore étudiants constituent aujourd’hui avec d’autres actifs, une nouvelle cohorte d’agriculteurs et de travailleurs agricoles. Des profils hétérogènes qui accompagnent peu à peu le glissement d’une activité professionnelle et « rurale » vers une pratique culturelle et urbaine nouvelle, retraçant en substance les rapports et les contours de l’homme à l’alimentaire et à la gestion des ressources nécessaires à son alimentation.

Si la pratique agricole urbaine est aujourd’hui davantage le fait d’une poignée d’acteurs et d’initiatives personnelles, elle pourrait bien se structurer et amener la naissance de nouvelles professions, à l’image des réflexions déjà engagées par le collectif des Ekovores et dont nous vous parlions ici il y a quelques temps…

 

 


 

 

 Mots-clés : Agriculteur, agriculture urbaine, Détroit, Ekovores, estive urbaine, forêt comestible, Gerland, Lyon, parc agricole, Seattle

 

   

josselin-thonnelier.jpg                                                                                                                                                                                                                                                                          Josselin Thonnelier est diplômé de l'Institut d'Urbanisme de Grenoble en urbanisme et projets urbains, de l'Université de Poitiers et de Moncton (Canada) en Géographie et Sciences Politiques, il s'intéresse principalement à la question de la cohérence et des enjeux des projets urbain et territorial (habitat, économie et développement, mobilité et transports) dans leur inscription à l'espace, à ses dynamiques, ses préexistences et son devenir.

 

Site web de Josselin Thonnelier

 

Josselin Thonnelier sur Urbaniews.fr

 

 


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5 juin 2012 2 05 /06 /juin /2012 23:10

 

 

Agrandir la photo © DDE
Etude d'impact réalisée en 2002 du Grand contournement ouest de Strasbourg (GCO).

 

Au lendemain des élections présidentielles, la mairie et la Communauté urbaine de Strasbourg annoncent que Vinci ne parvient pas à boucler le financement de l’A355, projet de grand contournement ouest (GCO). Une première pour une grande infrastructure et pour le numéro un français du BTP.

« En entrant dans le vif du sujet, les spécialistes du groupe Vinci ont mesuré l’insuccès prévisible » du grand contournement ouest de Strasbourg, écrivent Jacques Bigot et Roland Ries, président de la communauté urbaine et maire socialistes de Strasbourg, dans un communiqué daté de vendredi 1er juin. Les deux élus confient en avoir été informés, « à titre alors confidentiel, quelques semaines avant l’élection présidentielle ». Pour eux, l’incapacité du concessionnaire pressenti à réunir le tour de table « montre à l’évidence que, malgré le concours financier de l’Etat, de la Région Alsace et du Conseil Général du Bas-Rhin, l’équilibre économique d’exploitation du GCO n’est pas atteignable ». Et dédouane la responsabilité du gouvernement, qui devra « prendre acte de la caducité de la procédure qui a abouti au choix de Vinci ».

 

Un problème plus politique que financier ?

 

La charge est violente contre le major du BTP qui n’a toutefois pas souhaité commenter l’information. Pourtant, la semaine dernière, l’agence Reuters avançait des raisons plus politiques que financières (voir article ici) qui pousseraient l’Etat à abandonner ce projet d’autoroute A 355 (25 km) représentant un coût de 750 millions d’euros pour une concession de 55 ans.

Les exécutifs municipal et communautaire profitent de l’occasion pour réaffirmer leurs priorités pour le désengorgement de Strasbourg, en particulier dans le domaine du transport public. Parties prenantes de la majorité municipale et communautaire de Strasbourg, Europe Ecologie Les Verts se saisit également de l’abandon vraisemblable du projet pour rappeler l’urgence des « solutions efficaces », en particulier « l’écoredevance promise depuis sept ans », pour « éviter le report en Alsace des poids lourds en transit » sur l’axe rhénan nord-sud, desservi par les autoroutes allemande et française A 5 et A 35.

 

« Immense gâchis »

 

Face à la majorité gouvernementale, les présidents UMP du conseil régional d’Alsace et du conseil général du Bas-Rhin ne désarment pas : « Dans sa relation à l’Alsace, le gouvernement Ayrault s’inscrit dans la lignée des précédents gouvernements de gauche », réagit Philippe Richert, président de la région Alsace. Son communiqué du 1er juin rappelle deux précédents : l’abandon du projet de canal Rhin-Rhône à grand gabarit par le gouvernement Jospin, et l’accueil du Synchroton à Grenoble en 2004, décidé par le gouvernement Fabius, au lieu de Strasbourg, initialement choisie. De même, Guy-Dominique Kennel, président du conseil général du Bas-Rhin, dénonce « un immense gâchis » : le chantier permettrait selon lui « de créer quelques milliers d’emplois et de relancer tout le secteur du BTP dans la région ».

Aux arguments échangés depuis plus de 10 ans et actualisés par l’alternance présidentielle, il faut dire que le choix de Vinci avait jeté le trouble chez de nombreux partisans locaux du projet : pourquoi l’Etat a-t-il préféré l’option la plus chère et la plus gourmande en terres agricoles, face à l’offre présentée par la Sanef, avec l’entreprise régionale Lingenheld TP, qui présentait également l’avantage d’une moindre mobilisation de fonds publics ? Déterminante pour comprendre la récente évolution de ce dossier hautement politisé, cette question reste aujourd’hui sans réponse.


Laurent Miguet sur Le Moniteur.fr

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2 juin 2012 6 02 /06 /juin /2012 07:51
Les votes à droite en périurbain : « frustrations sociales » des ménages modestes ou recompositions des classes populaires ?

Davantage portés à droite ou à l’extrême-droite, les votes périurbains suscitent un intérêt croissant. Leur interprétation laisse pourtant souvent insatisfait : plutôt que le déclassement ou la relégation, Violaine Girard montre que ces votes traduisent les profondes transformations qui affectent depuis plusieurs décennies les fractions stables des milieux populaires.

  Alors qu’ils sont longtemps demeurés absents des représentations communes, les territoires périurbains font l’objet d’une attention croissante, notamment à l’occasion des échéances électorales nationales. À l’issue des présidentielles de 2007, les votes des pavillonnaires, dont bon nombre seraient acquis à Nicolas Sarkozy, ont ainsi été opposés à ceux enregistrés dans les banlieues, plus souvent favorables à la gauche (Cartier et al. 2008). À l’occasion des élections de 2012, la presse consacre à nouveau de nombreux articles à ces territoires, étroitement associés aux ménages « modestes » qui s’y installent en achetant un pavillon individuel [1]. Dans ces zones résidentielles, les ouvriers et employés seraient largement favorables à la droite et bien souvent convertis au vote Front national [2]. Et, pour expliquer un tel constat, c’est la thèse de la relégation des ménages périurbains qui est convoquée. Selon le géographe Christophe Guilluy, ces ménages seraient les « oubliés » de la « France périphérique », auraient « le sentiment de subir la mondialisation » et vivraient, en marge de la métropolisation, « une profonde crise identitaire et culturelle » [3]. Or, ce type d’explication, aussi évocateur soit-il, apparaît bien trop simplificateur. En rapportant ces votes aux « frustrations sociales » de catégories modestes qui seraient reléguées loin des métropoles, il tend à homogénéiser des situations en réalité très diversifiées. Surtout, en insistant sur la thèse du déclassement, il empêche de voir les profondes transformations sociales qui affectent les classes populaires depuis une trentaine d’années, en matière de rapport à l’emploi et au travail, mais aussi de trajectoires sociales et résidentielles. À partir d’une enquête dans un espace périurbain populaire d’une grande agglomération, il est possible de revenir sur ces interprétations.
 
Une vision simplificatrice des espaces périurbains et des classes populaires

Si cette interprétation des votes à droite des périurbains semble désormais largement répandue, elle comporte de nombreux écueils sur lesquels il convient de revenir. Tout d’abord, l’approche par « gradient d’urbanité », basée sur l’addition des votes en fonction de l’éloignement des lieux de résidence au centre des agglomérations, fait l’objet de nombreuses critiques méthodologiques : retenir comme seul critère de variation des votes la « distance à la ville » revient en effet à agréger des données disparates, sans tenir compte de la diversité des territoires considérés (Bussi et al. 2011). Ce critère apparaît fort réducteur, au regard de la complexité des configurations électorales périurbaines, mise en évidence par les travaux statistiques de Jean Rivière (2011). Uniquement construit à partir des pourcentages de suffrages exprimés, il laisse enfin de côté la question des effectifs réels des votants, qui permettrait sans doute de nuancer l’importance des votes FN dans les communes rurales du périurbain, comme le relève Guy Burgel [4]. Une telle approche semble ainsi largement spéculative, surtout lorsque l’on sait que l’étude empirique sérieuse des votes FN recèle de nombreuses difficultés, liées notamment à la forte volatilité de ces votes, qui empêche de parler d’un « électorat » régulier et acquis à ce parti (Lehingue 2003).

C’est ensuite la thèse de la « relégation » ou des « frustrations sociales » des périurbains, mobilisée comme unique sésame explicatif de la montée des votes FN, qui apparaît fort contestable. Elle repose en effet sur des catégories sociologiques grossières, alors que l’on sait que les ouvriers et les employés contemporains appartiennent à des mondes sociaux largement différenciés (Vigna 2012, p. 303 ; Chenu 1990), ce qui amène les sociologues à préférer parler de classes populaires au pluriel (Schwartz 1998). Car s’il serait absurde de nier qu’une part des ouvriers et des catégories populaires votent aujourd’hui à droite ou à l’extrême droite, on oublie trop souvent que les pratiques électorales des ouvriers se caractérisent avant tout par une forte dispersion, tant des modalités de participation – non-inscription, abstention intermittente ou régulière – que des orientations des votes – entre gauche, droite ou extrême-droite (Collovald 2004, p. 142). La situation au regard de l’emploi (statuts stables ou précaires), les qualifications professionnelles ainsi que le secteur d’emploi (industrie, artisanat, secteur des services) ou encore le clivage entre secteur public et privé constituent d’importants facteurs explicatifs des écarts de participation et des divergences d’orientations politiques relevés parmi les groupes ouvriers contemporains. C’est enfin le rôle des appartenances subjectives à la condition ouvrière qui apparaît déterminant pour saisir les positionnements politiques et les tendances à la droitisation parmi ces groupes (Lehingue 2011, p. 247-254).

Et si les espaces périurbains sont marqués par une surreprésentation des classes populaires, relevée en moyenne à partir des catégories agrégées des ouvriers et des employés [5], il reste que l’on connaît peu les caractéristiques sociales de ces ménages des classes populaires, non plus que leurs conditions d’emploi et de vie. Les conclusions faisant des ménages « modestes » les principaux vecteurs de la montée des votes FN dans le périurbain ont donc toutes les chances de reposer sur des généralisations hasardeuses et abusives.

Peu soucieuse de contextualisation sociologique fine, l’idée d’une précarisation croissante des ménages populaires du périurbain laisse largement de côté la question de la recomposition des lieux et des formes d’emploi en périphérie des grandes agglomérations. Le constat de la déstabilisation massive des statuts d’emploi ne doit en effet pas masquer le mouvement de redéploiement des pôles d’emploi en cours depuis les années 1980 dans les espaces périurbains : les communes périurbaines enregistrent en effet une forte progression de l’emploi industriel : celui-ci y croît de 5 % entre 1990 et 1999, alors qu’il connaît une chute de 16 % dans les pôles urbains (Gaigné et al. 2005, p. 7). Tous secteurs d’activité confondus, ce sont près de « quatre emplois supplémentaires sur 10 [qui sont localisés] dans le périurbain entre 1999 et 2007 » [6] (Beaucire et Chalonge 2011, p. 61).

Territoire industriel et recomposition des classes populaires

L’enquête ethnographique entamée en 2002 que nous menons dans la Riboire, un territoire industriel dominé par les classes populaires, permet de mettre au jour les évolutions complexes qui s’opèrent au sein de ces espaces périurbains. Dans le principal canton étudié, la moitié des hommes actifs ayant un emploi sont ouvriers, quand, chez les actives, la part des employées s’élève à près de 50 % et celle des ouvrières à 20 % en 1999. Ces chiffres doivent toutefois être précisés. Du côté des hommes, la forte proportion des ouvriers s’accompagne d’importantes évolutions : le maintien d’une part élevée d’ouvriers masque en effet la baisse des effectifs des ouvriers non qualifiés (passés de 23 à 18 % de l’ensemble des actifs occupés entre 1982 et 1999), au profit des salariés qualifiés, ouvriers (30 % en 1982 et 1999) ainsi que techniciens et agents de maîtrise (de 9 % en 1982 à 18 % en 1999), des évolutions qui renvoient à la hausse généralisée des postes qualifiés dans l’industrie en France [7].

Espace privilégié d’accès à la propriété pour les ménages des fractions supérieures des classes populaires au cours des années 1980 et 1990, ce territoire est également le siège d’un important développement économique. Il accueille depuis 1983 une zone industrielle qui représente un exemple emblématique des nouveaux pôles d’emploi implantés de façon récente dans le périurbain : celle-ci rassemble aujourd’hui plus d’une centaine d’établissements, allant des unités de production de grands groupes aux PME sous-traitantes dans des domaines d’activités divers (production automatisée, chimie, logistique, services, maintenance). On y compte en 2011 plus de 3 700 emplois en CDI ainsi que de 1 000 à 2 000 emplois temporaires. Cette croissance se traduit par de très faibles taux de chômage.

Depuis le début des années 2000, on enregistre dans ce canton des scores régulièrement supérieurs aux moyennes nationales en faveur des candidats de droite ou d’extrême droite, conjugués à des taux de participation voisins ou légèrement supérieurs aux taux nationaux. Dans l’une des communes de ce territoire, caractérisée par une forte surreprésentation des ouvriers, techniciens et employées, le score de Jean-Marie Le Pen atteint 30 % des suffrages exprimés au premier comme au second tour des élections présidentielles de 2002. En 2007, 73 % des suffrages exprimés au second tour l’ont été en faveur de N. Sarkozy. Et lors du premier tour de la présidentielle de 2012, Marine Le Pen et N. Sarkozy obtiennent des scores s’élevant respectivement à 32 et 33 %, avec un taux de participation de près de 88 % pour 604 inscrits dans la commune. Comment expliquer l’importance de ces votes à droite et à l’extrême droite ?

Recomposition des formes d’emploi et promotions résidentielles

Non pas victimes de la mondialisation, comme pourrait le diagnostiquer Christophe Guilluy (2010), les salariés de cette zone industrielle dynamique sont plus précisément confrontés aux réorganisations massives des formes d’emploi : la création de la zone de la Riboire répond en effet, au cours des années 1980, aux stratégies « de contournement des forteresses ouvrières » mises en œuvre par les grands groupes industriels (Noiriel 2002, p. 222). Cette nouvelle zone se caractérise ainsi par l’éclatement des formes d’organisation du travail, lié au recours à la sous-traitance et à la différenciation des statuts d’emploi. Certains ouvriers y sont durement soumis à la précarisation et à l’intensification des contraintes au travail, et leurs trajectoires professionnelles sont bien souvent marquées par des changements d’entreprises qui traduisent la difficulté d’effectuer sa carrière au sein d’un même établissement. Mais d’autres, notamment ceux appartenant à la génération née au cours des années 1950 et 1960 et disposant de qualifications professionnelles, parviennent à acquérir des positions relativement stables, voire à accéder à la maîtrise en fin de carrière. Il reste que ces formes d’organisation du travail rendent difficile la constitution de collectifs de travail soudés autour de pratiques revendicatives et de solidarité, comme cela avait pu être le cas dans les anciens bastions de la grande industrie. Elles se traduisent également par un affaiblissement des formes d’identification sociale aux lieux de travail. Si l’on souhaite analyser les transformations qui affectent les groupes ouvriers contemporains dans le périurbain, c’est donc tout d’abord du côté des formes d’emploi qu’il est important de regarder.

C’est ensuite en se penchant sur les trajectoires résidentielles que l’on peut saisir certains déterminants sociaux influant sur les votes de ces périurbains. Les ménages rencontrés dans la Riboire appartiennent à des groupes que l’on peut qualifier de « subalternes mais non démunis » économiquement (Schwartz 1998, p. 41). La majorité d’entre eux ont ainsi souhaité « faire construire », même si l’achat d’une maison individuelle nécessitait des efforts financiers importants et, très souvent, une part d’auto-construction. Leur installation dans le périurbain est alors bien loin d’être vécue comme une relégation : elle s’accompagne par exemple de la scolarisation des enfants dans le public, alors que certains ménages avaient parfois tenté de contourner, par l’inscription dans le privé, les lycées et collèges des banlieues où ils résidaient auparavant. De nombreux ménages d’ouvriers et d’employées investissent également la scène résidentielle et y entretiennent une sociabilité avec le voisinage, source de valorisation sociale dans l’espace local. Le fait d’être propriétaire constitue alors un élément clé de la définition des positionnements sociaux de ces ménages qui se veulent « respectables », et qui ont choisi de s’installer à distance des quartiers de banlieue et de leurs résidents stigmatisés. Plus largement, ceux-ci manifestent des aspirations à la promotion sociale qui s’inscrivent au sein de l’espace des styles de vie « conformes » des classes populaires et qui correspondent au pôle de l’embourgeoisement, décrit par Gérard Mauger comme lié à l’accès à la propriété et à l’attrait exercé par la possibilité de « se mettre à son compte » (2006, p. 32). Plusieurs enquêtés, un chauffeur routier et un ancien ouvrier devenu chef de chantier, se sont ainsi lancés dans l’accès au statut d’indépendant, en ouvrant un restaurant routier et un commerce de services automobiles. À l’inverse, ces ménages paraissent éloignés, dans leurs modes de vie, du modèle incarné par les « classes moyennes à capital culturel » (Schwartz 1998, p. 160).

Des votes à motivations multiples

On peut ainsi mettre en lumière certains déterminants sociaux des votes des périurbains des classes populaires : dévalorisation des identifications ouvrières, effritement des collectifs syndicaux et imposition de nouveaux modes d’organisation du travail, en même temps qu’ouverture des possibles sociaux pour certaines fractions supérieures des classes populaires en lien avec la recomposition des territoires industriels, ainsi que, sur le plan de l’offre politique, légitimation des discours de disqualification des groupes sociaux précarisés, à droite comme à gauche. Ces périurbains, situés du côté de l’emploi privé, propriétaires de leur logement apparaissent en effet engagés dans des efforts de distinction qui reflètent le développement d’une « conscience sociale triangulaire » (Collovald et Schwartz 2006), c’est-à-dire une conscience qui associe le sentiment de ne pas appartenir aux classes dominantes et une volonté de se distinguer des groupes précarisés. Les aspirations de ces ménages, qui apparaissent portés à valoriser des formes de stabilisation économique plutôt que l’accès à des ressources culturelles ou scolaires distinctives, reflètent également une recomposition plus générale des modèles de réussite sociale, avec l’affaiblissement, auprès de certaines fractions du salariat industriel, de l’attrait exercé par les classes moyennes du public souvent politisées à gauche.

À l’image des groupes ouvriers contemporains, marqués par une différenciation interne croissante, c’est ainsi une forte hétérogénéité qui caractérise les profils sociaux des électeurs de ce territoire, tout comme leurs motivations. Plusieurs habitants rencontrés sont ainsi portés à rejeter « le social à outrance » comme l’exprime l’un d’eux, ou bien à souhaiter la revalorisation des métiers manuels pour les jeunes, autant de positionnements qui sont légitimés par les discours actuels de la droite. L’un d’eux, chaudronnier dans une entreprise de véhicules industriels, met en avant le fait d’avoir un métier, certes « salissant », mais « où il y a du boulot », c’est-à-dire où l’on ne chôme pas. Et si certains pensent toutefois que la situation des « jeunes » sur le marché du travail est aujourd’hui difficile ou jugent les salaires de la zone industrielle peu élevés, leurs orientations politiques à droite sont également façonnées par des efforts de distinction vis-à-vis des fractions précarisées ou stigmatisées des classes populaires. Dans un contexte de défiance à l’égard des principaux responsables politiques nationaux, le vote FN attire ainsi une part des électeurs de droite qui se radicalisent.

Signalons enfin que les ouvriers, techniciens ou employées ne sont sans nul doute pas les seuls à voter pour le FN au sein de ce territoire et que, à l’inverse, tous sont loin de voter à droite ou à l’extrême droite. C’est le cas de ce retraité, qui a travaillé dans une grosse usine de construction automobile, où il était syndiqué à la CGT, avant de devenir chef de chantier dans la tuyauterie industrielle, qui explique qu’il votera toujours à gauche, en référence à son passé militant.

S’il devient aujourd’hui courant d’associer, au travers de catégories globalisantes, ménages modestes, espaces périurbains éloignés et montée des votes de droite et d’extrême droite, le cas de la Riboire permet de battre en brèche l’idée d’un mouvement univoque de droitisation des classes populaires généré par des frustrations sociales, en montrant que celle-ci est loin de toujours s’enraciner dans des trajectoires de déclassement (Cartier et al. 2008). Ce que l’on saisit à partir du cas de cette zone industrielle périurbaine, semblable à beaucoup d’autres, ce sont les effets sur le long terme des politiques de réorganisation de l’emploi : éclatement des statuts au sein de nombreux établissements, déstructuration des collectifs de travail et affaiblissement des formes d’identification aux lieux de travail, au profit d’un investissement sur la scène résidentielle, où nombre de ménages construisent les signes de leur respectabilité sociale au travers de leurs parcours d’accession à la propriété, à distance des quartiers populaires de banlieue. Disposant d’assises économiques autorisant leur installation en maison individuelle, ces ménages apparaissent fort éloignés des ouvriers captifs des cités (Masclet 2003, p. 92) ou encore des ouvriers de la grande industrie frappés par la montée du chômage et tentés par le vote FN (Beaud et Pialoux 1999, p. 375). On compte pourtant de nombreux électeurs de droite ou d’extrême droite parmi ces fractions supérieures des classes populaires : situés du côté de l’emploi privé, ces ménages se dissocient en effet par leurs aspirations du modèle d’ascension sociale incarné par les classes moyennes cultivées, autant d’éléments qui concourent à les éloigner de l’offre politique de gauche, soit perçue comme peu distincte de celle de la droite classique, soit décriée car trop associée aux politiques sociales.


Bibliographie

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  • Cartier, M. Coutant, I. Masclet O. et Siblot, Y. 2008. La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris : La Découverte.
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  • Rivière, J. 2011. « La division sociale des espaces périurbains français et ses effets électoraux », in Pumain et Mattéi (dir), Données urbaines 6, Paris : Anthropos, p. 11-20.
  • Schwartz, O. 1998. La notion de « classes populaires », Habilitation à diriger des recherches en sociologie, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.
  • Vigna, X. 2012. Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris : Perrin.

Notes

[1] Parmi de nombreux exemples : « Ouvriers, employés, ces oubliés qui vivent la rage au cœur », par Rachida El Azzouzi et Mathieu Magnaudeix (Mediapart, 28 février 2012) et « Aux portes des pavillons où séduit “Marine” », Thomas Wieder (Le Monde, 29 février 2012). Signalons au passage que ces reportages portent uniquement sur des communes situées en Seine-et-Marne, choisies sans doute par commodité par les journalistes parisiens.

[2] Entérinant ces conclusions, des enquêtes de l’Ifop montrant que Marine Le Pen enregistre ses meilleurs scores des espaces situés entre 30 et 50 km des agglomérations de plus de 200 000 habitants sont ainsi largement reprises. Le 29 février 2012, Le Monde consacre sa une et un article à un sondage sur les intentions de vote (« Dans la France péri-urbaine, le “survote” pour le Front national exprime une colère sourde », Thomas Wieder) et, le 25 avril 2012, Le Figaro publie des résultats similaires à partir cette fois des résultats du premier tour (« En grande périphérie, le FN emporte la mise », Albert Zennou).

[3] « Il faut parler des classes populaires », Entretien avec Christophe Guilluy, par Joseph Confavreux, Mathieu Magnaudeix et Hugo Vitrani, Mediapart, 21 janvier 2012.

[4] « Le périurbain n’est ni de droite, ni de gauche », Guy Burgel, Le Monde, 9 mars 2012.

[5] Comme le montre l’enquête emploi 2010 de l’Insee, la moitié des ouvriers résident dans des communes rurales ou périurbaines de moins de 2 000 habitants ou dans des agglomérations de moins de 20 000 habitants.

[6] Données concernant 37 aires urbaines de plus de 80 000 emplois en 1999, hors Paris, ces aires rassemblant 53 % de l’ensemble des emplois en France.

[7] Parallèlement à la chute des effectifs d’ouvriers non qualifiés, passés de 2,5 à 1,1 million entre le début des années 1980 et la fin des années 1990 (Vigna 2012, p. 299), la part des emplois « non-manuels » de techniciens et d’agents de maîtrise connaît une hausse significative, puisque ceux-ci représentent 5,9 % des actifs en 2005 contre 4,7 % en 1982 (Bosc 20

 

VIiolaine Girard Sur metro politiques.eu

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29 mai 2012 2 29 /05 /mai /2012 08:15
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Résumé :

La proximité dans le temps entre l’avènement au pouvoir de la gauche en 1981 et la percée électorale de l’extrême (...)


Lorsque la gauche arrive au pouvoir en 1981, elle le fait sur la base d’un programme qui, en promettant de rompre avec le capitalisme, conçoit l’évolution de la France en termes de rapports entre différentes classes sociales. Trente ans plus tard, il serait à peine exagéré d’affirmer que les élections présidentielles et législatives de 1981 ont été les dernières à avoir été dominées aussi clairement par cette problématique, qui a été largement effacée ou tout au moins camouflée ensuite par un processus d’ethnicisation braquant le projecteur sur des différences, présumées ou réelles, entre natifs et immigrés [1] . Le terme « ethnie » et ses dérivés, axés autour de la notion de différences d’origine, sont peu employés en France, où la domination d’un discours « républicain » prônant l’unicité de la nation a longtemps freiné l’emploi d’outils conceptuels reconnaissant ouvertement les différences ethniques [2] . En d’autres termes pourtant, ces différences sont depuis les années 1980 massivement présentes dans les discours politiques et scientifiques en France, où les mots « immigration », et « banlieues » ont servi de facto comme quasi synonymes pour la présence d’importantes différences ethniques découlant des flux migratoires et leur enracinement durable au sein de la société française. [3] Quels que soient les termes employés sur le terrain, la mise en avant de distinctions présumées ou réelles entre des populations perçues comme autochtones et d’autres perçues comme allogènes constitue un processus d’ethnicisation des rapports sociaux qui est à l’œuvre dans pratiquement toutes les élections depuis la percée du Front national en 1983.

La proximité dans le temps entre l’avènement au pouvoir de la gauche en 1981 et la percée électorale de l’extrême droite deux ans plus tard, est-elle une pure coïncidence ou serait-on fondé à y voir une relation causale ? Il serait bien entendu beaucoup trop simplificateur de lire la montée du parti lepéniste à travers une grille mono-causale. De nombreux facteurs ont préparé le terrain pour le Front national tout au long de la décennie qui a précédé son entrée fracassante sur le devant de la scène politique en 1983. À partir du premier choc pétrolier en 1973, la France entre dans une phase de restructurations économiques et de précarisation de l’emploi qui engendre une insécurité croissante parmi l’électorat ainsi qu’une brutale remise en cause de l’immigration par les gouvernements de centre droit qui jusque-là avaient fait appel aux travailleurs immigrés pour combler les pénuries de main-d’œuvre. La centralité de l’insécurité et de l’hostilité envers l’immigration dans l’essor électoral du Front national à partir de 1983 a été amplement documentée [4] . Mais pourquoi cet essor a-t-il lieu à ce moment précis ? Depuis sa création en 1972, un an à peine avant le premier choc pétrolier, le Front national base sa plateforme sur un discours anti-immigrés mais il n’en tire aucun profit électoral pendant la première décennie de son existence. Si la crise économique et la remise en cause des travailleurs immigrés pendant la présidence de Valéry Giscard d’Estaing contribuent à sensibiliser l’électorat à la question de l’immigration, c’est l’avènement au pouvoir de la gauche et surtout le rapide échec de la politique économique menée par celle-ci qui semble avoir servi comme catalyseur à l’émergence électorale de l’extrême droite. Cet effet catalyseur sur un temps relativement court n’a pu se produire que sur la base d’une crise économique dont la durée est beaucoup plus longue. Nous tenterons de démontrer que c’est précisément la persistance de la crise économique déclenchée dix ans auparavant conjuguée avec la révélation brutale de l’impasse dans laquelle la classe politique française semble avoir abouti qui permet au Front national de faire sa percée en 1983. Notre analyse se fera en deux étapes. Après avoir relevé les conséquences des chocs pétroliers des années 1970 pour la perception des populations d’origine immigrée, nous nous focaliserons ensuite sur l’importance du tournant de la rigueur en 1983 qui, en révélant l’apparente impuissance de l’ensemble des formations politiques classiques face à la crise, permet à l’extrême droite de se présenter comme le seul parti capable de redresser la nation.

Insécurité et ethnicisation

Remontons au début du septennat de Valéry Giscard d’Estaing. À la veille de Noël 1974, moins d’un an après son élection, dans un coup médiatique conçu pour démontrer son contact avec les couches populaires et déjouer sa réputation de snob, Valéry Giscard d’Estaing fait inviter à l’Élysée les éboueurs du palais présidentiel. La plupart d’entre eux s’avère être d’origine africaine. Soulignons toutefois que ceux dont on se souvient aujourd’hui comme les « Maliens » de l’Élysée sont ciblés par le chef de l’État pour prendre le petit déjeuner avec lui non pas en raison de leurs origines ethniques mais en vertu de leur statut – et de leur serviabilité – en bas de l’échelle sociale. Dans son analyse des consignes présidentielles qui ont gouverné la mise en scène de cette rencontre, Sylvain Laurens souligne que « le fait que les éboueurs restent en tenue d’éboueur est essentiel au dispositif scénique. Les vêtements laissant transparaître la fonction et le statut des invités, une certaine forme d’asymétrie sociale doit être conservée [5]  ». L’animateur du journal télévisé de 13 heures reste fidèle à cette idée lorsqu’il présente l’information dans les termes suivants : « Trois éboueurs de Paris ont pris ce matin le petit-déjeuner avec le président de la République. » Ce n’est qu’au cours d’une interview avec trois des invités que l’on apprend que deux d’entre eux sont maliens et que l’autre est sénégalais [6] . Cette relégation des identités ethniques à une zone secondaire ne durera pas. Sous l’impact des chocs pétroliers des années 1970, la montée du chômage amènera les pouvoirs publics à chercher à débarrasser la France d’immigrés perçus dorénavant non pas comme une main-d’œuvre d’appoint prête à faire les travaux ingrats délaissés par les Français mais comme une présence qui est littéralement étrangère à l’intérêt national. Lorsque, au cours des années 1980, cette présence est stigmatisée comme porteuse d’une culture islamique censée être menaçante pour l’identité nationale, nous passons d’une vision conçue en termes de différences de classes sociales à une vision structurée autour d’une hiérarchie ethnique perçue comme le vivier de ce que Samuel Huntington appellera « le choc des civilisations [7]  ».

C’est ainsi que pendant le septennat de Giscard d’Estaing ceux qui étaient accueillis jusque-là comme une force de main-d’œuvre provisoire et désignés tantôt comme des « travailleurs immigrés », tantôt comme des OS (ouvriers spécialisés) ou des éboueurs sans étiquette ethnique, perdent leur légitimité par rapport au marché de l’emploi pour devenir des « immigrés » tout court et par le même titre suspects [8] , avant d’être identifiés à partir des années 1980 surtout comme des « musulmans », qui par des amalgames abusifs après la révolution iranienne de 1979 seront largement confondus avec des mouvances politiques basées dans pays étrangers hostiles à l’Occident [9] .

Remontons plus loin dans le temps. Depuis l’époque coloniale, une hiérarchie ethnique favorisant les Européens sur les Arabes et les Noirs structure l’esprit administratif tout autant que les mentalités populaires. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les Européens sont très largement majoritaires parmi les populations immigrées. Lors de la Libération, de vifs débats ont lieu au sein du gouvernement provisoire qui, conscient des horreurs de la politique ouvertement raciste menée par le régime de Vichy, refuse d’instaurer des quotas ethniques dans l’admission des immigrés tout en cherchant à privilégier de facto le recrutement des Européens [10] . Cette politique échouera face au tarissement des arrivées d’Européens, conjugué à la liberté de mouvement des Algériens et surtout aux pénuries de main-d’œuvre qui ne cessent de s’accentuer pendant les Trente Glorieuses, amenant les employeurs à embaucher les premiers venus, qui arriveront surtout du Maghreb. Malgré l’essor d’une importante immigration portugaise pendant les années 1960, la composition ethnique de la population immigrée bascule ainsi très fortement vers des populations issues d’anciennes colonies françaises, dont les plus importantes sont de culture musulmane bien que cela soit peu commenté à l’époque. Les pénuries de main-d’œuvre dans un marché de plein emploi mettent en veilleuse un système de différenciation ethnique qui refera surface plus tard. Pendant les années 1960, pour contourner les lenteurs administratives qui empêchent aux employeurs d’embaucher légalement les travailleurs immigrés avec la rapidité qu’ils souhaitent, les pouvoirs publics acquiescent ouvertement devant « l’immigration clandestine », dont le ministre des Affaires sociales, Jean-Marcel Jeanneney, vante publiquement les mérites [11] . En sonnant le glas des Trente Glorieuses, les chocs pétroliers des années 1970 changent radicalement la donne. Deux mois après l’élection de Giscard d’Estaing à la présidence de la République, face aux craintes d’une hausse du chômage, le gouvernement publie en juillet 1974 deux circulaires « suspendant » l’immigration de travailleurs immigrés et l’entrée de familles d’immigrés déjà présents en France [12] . En raison des engagements de la France en tant que membre de la Communauté européenne, ces mesures ne s’appliquent qu’aux ressortissants de pays extra-communautaires, essentiellement maghrébins et africains.

Contrairement aux souhaits du gouvernement, les regroupements familiaux reprendront sur l’avis du Conseil d’État, compte tenu des obligations de la France en tant que signataire de la Convention européenne des droits de l’homme. À partir de 1975, un réaménagement du « 1 % patronal » facilite l’accès des familles immigrées aux logements sociaux, dont elles avaient été largement exclues jusque-là, et tendra à les concentrer dans des cités défavorisées dans la périphérie des grandes villes. À partir de 1977, le gouvernement multiplie les efforts non seulement pour bloquer toute nouvelle immigration de main-d’œuvre non européenne mais aussi pour inciter ou forcer le rapatriement d’immigrés installés déjà en France, parmi lesquels les Algériens sont les premiers ciblés [13] . C’est l’époque de « l’aide au retour », conçue pour encourager les immigrés à repartir dans leur pays, des projets de loi Bonnet-Stoléru, visant à faciliter le rapatriement forcé de travailleurs immigrés sans emploi, des expulsions administratives de jeunes délinquants étrangers, surtout algériens, et des premières confrontations entre policiers et jeunes d’origine immigrée dans les quartiers défavorisés des banlieues [14] . Tout cela préfigure de manière évidente de nombreuses mesures prises au cours du dernier quart de siècle tendant à mettre en cause la légitimité de la présence des populations d’origine non européenne, dont les nouvelles générations, composées de natifs et citoyens de la France, se sont montrées de plus en plus dépitées – on pense, évidemment, aux émeutes de 2005 – face à une République qui semble incapable de freiner les discriminations dont elles sont les victimes [15] .

Au cours des années 1970, la droite n’est pas seule à recadrer ses actions face aux inquiétudes liées aux restructurations économiques et à la tendance à faire des travailleurs immigrés les boucs émissaires du chômage alors qu’ils sont en fait les premiers touchés par celui-ci. Pour démontrer sa solidarité avec les ouvriers français qui constituent le noyau de sa base électorale, le PCF tente de freiner l’accès des immigrés aux cités de HLM des municipalités de banlieue où le parti a ses fiefs. À la veille de Noël 1980, six ans jour pour jour après l’accueil fait par Giscard aux éboueurs de l’Élysée, le maire communiste de Vitry, Paul Mercieca, avec le soutien de Georges Marchais et du comité central du PCF fait bloquer à l’aide d’un bulldozer l’installation à Vitry de trois cents travailleurs maliens transférés de la commune voisine de Saint-Maur. Taxé de racisme, Paul Mercieca renvoie l’accusation contre le maire giscardiste de Saint-Maur, qu’il juge coupable d’un « coup de force raciste » en raison de son rôle dans le transfert des Maliens de Saint-Maur à Vitry [16] . Deux mois plus tard, le maire communiste de Montigny-lès-Cormeilles, Robert Hue, sera à son tour accusé de racisme à la suite de sa dénonciation d’un Marocain soupçonné de trafic de drogue [17] . À quelques mois des élections présidentielles de 1981, des calculs électoraux, dont les immigrés font les frais, sont clairement l’objet d’escarmouches locales. Ces élections se joueront dans la campagne nationale principalement autour de la question du chômage, devenue la première préoccupation des Français, qui pour le moment sont peu nombreux à déterminer leur choix électoraux en fonction de considérations ethniques. Cela est vrai autant pour les Français dits « de souche » que pour les populations minoritaires. Jean-Marie Le Pen, dont le parti se distingue par rapport à toutes les autres formations politiques par l’importance qu’il accorde à la question de l’immigration, n’arrivera même pas à réunir les cinq cents signatures requises pour se faire inscrire comme candidat présidentiel en 1981. L’idée d’un « vote musulman », évoqué par Hamza Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, quelques mois avant le scrutin, s’avérera largement illusoire, tout comme celle d’un « vote juif », malgré l’appel lancé en faveur de celui-ci par le groupe de pression Renouveau juif [18] .

L’importance croissante de l’immigration dans le débat politique est néanmoins visible dans un contraste frappant entre le programme de la gauche en 1972 et les 110 propositions socialistes en 1981. Quasi absents du programme commun signé par le PCF et le PS en 1972 [19] , les immigrés font l’objet, en 1981, d’une série d’engagements spécifiques de la part des socialistes [20] , qui se distinguent des autres formations politiques par une posture qui est beaucoup plus favorable à l’installation des populations immigrées. La promesse du droit de vote aux élections municipales restera lettre morte, sauf pour les Européens par le biais du traité de Maastricht en 1992. Mais sur d’autres points, le PS tiendra ses engagements et ira même plus loin en mettant en œuvre à partir de 1981 une importante série de lois et d’autres dispositifs destinés à mieux assurer l’insertion des populations d’origine immigrée : droit d’association accordé aux étrangers, régularisation de 132 000 sans papiers, abrogation de l’aide au retour, interruption des expulsions administratives, facilitation des regroupements familiaux, initiatives en faveur des quartiers défavorisés, création des ZEPs (Zones d’éducation prioritaire), et, à la suite de la marche de « Beurs », dont les leaders sont accueillis à l’Élysée en décembre 1983 comme les porte-parole d’un mouvement anti-raciste (contrastant fortement avec les éboueurs de 1974, accueillis au palais présidentiel en raison de leur statut social subalterne), instauration de la carte de séjour renouvelable de dix ans, votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en 1984 [21] .

Le tournant de la rigueur et l’émergence de l’extrême droite

Ce rare moment de consensus n’aura pas de suite et le discours mitterrandien en faveur d’un « droit à la différence » entendu implicitement comme une forme de multiculturalisme sera vite éclipsé [22] . Déjà, pendant l’hiver de 1982-1983, le comportement de certains travailleurs immigrés de confession musulmane est mis en cause par le gouvernement de gauche, dont le projet de relance économique s’essouffle. Loin de reculer, le chômage continue à grimper tandis que le gonflement des dépenses publiques, censé doper l’emploi, affaiblit le franc sur les marchés internationaux. En perturbant un secteur phare de l’économie, des grèves dans l’industrie automobile, où se trouvent concentrés nombre de travailleurs immigrés, exaspèrent le gouvernement. Ces mouvements de grève balayent devant eux le syndicat maison, la CSL (Confédération des syndicats libres), au profit de la CGT et attirent l’attention des médias sur la culture islamique de beaucoup de grévistes, notamment maghrébins. Parmi les recommandations d’un médiateur figurent non seulement de meilleures garanties du droit syndical et de meilleures conditions de travail mais aussi la création de lieux de culte dans l’enceinte de l’usine. En janvier 1983, le Premier ministre, Pierre Mauroy, déclare que les travailleurs immigrés chez Renault « sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec la réalité sociale française [23]  ». Jean Auroux, ministre délégué chargé du Travail, affirme peu après : « Il y a à l’évidence une donnée religieuse et intégriste dans les conflits que nous avons rencontrés, ce qui leur donne une tournure qui n’est pas exclusivement syndicale [24] . »

La médiatisation de ces mouvements sociaux, devenus mêlés à des débats ethnico-religieux, trouvera des échos dans la campagne pour les élections municipales de mars 1983, quand l’immigration devient un enjeu clé dans la lutte entre Gaston Deferre et Jean-Claude Gaudin pour la mairie de Marseille comme dans bien d’autres villes. À la veille du deuxième tour, qui a lieu le 13 mars, un commentateur d’origine algérienne écrira :

« Au fur et à mesure que la campagne électorale s’étend et que la mobilisation des électorats devient plus pressante, l’immigration – et l’insécurité ou la crise économique, ou le chômage, c’est là que réside l’inacceptable amalgame – est portée devant les feux de la rampe. Il ne se passe pas de jour sans que la télévision n’évoque la crise de l’automobile et ne montre, gros plans à l’appui, les visages des immigrés. La couverture de l’événement est, chose rare, excellente : ni les chaînes de montage, ni les meetings, ni les banderoles, ni les débrayages, ne sont négligés. C’est que l’on veut à tout prix faire accréditer la thèse selon laquelle la crise de l’automobile est la faute des immigrés. De mémoire de téléspectateur, je n’ai pas vu, en dix ans, autant d’images d’immigrés à la télévision que depuis un mois  [25]  ! »

Le Front national, qui a fait de l’immigration un thème privilégié depuis sa fondation en 1972, n’a pratiquement aucun impact électoral avant 1983. En mars de cette année, Jean-Marie Le Pen est élu comme conseiller municipal dans le XXe arrondissement de Paris après y avoir obtenu 11 % des suffrages. Mais c’est surtout en septembre 1983, lors d’une élection partielle à Dreux, que le parti lepéniste obtient une très forte médiatisation en recueillant 17 % des suffrages lors du premier tour d’une élection partielle. La maire socialiste sortante, Françoise Gaspard, sera battue au deuxième tour grâce à un pacte conclu entre le FN et le RPR, qui craint de ne pas pouvoir évincer la gauche sans le soutien du parti lepéniste, dont les partisans se multiplient. En réunissant ensuite entre 10 et 18 % des suffrages à pratiquement tous les scrutins à partir des élections européennes de 1984, le FN amènera les autres formations politiques, et surtout celles du centre droit, à se définir par rapport à lui et à faire parfois des emprunts à son programme anti-immigrés dans l’espoir de récupérer les votes que s’est arrachés l’extrême droite.

Entre les municipales de mars 1983 et l’élection partielle à Dreux, la gauche s’est trouvée contrainte de prendre le tournant de la rigueur, annoncé à la suite du Conseil des ministres du 23 mars 1983. L’abandon de la politique de relance menée depuis 1981 constitue un aveu public de l’incapacité du gouvernement de gauche, tout comme celle de ses prédécesseurs du centre droit, à freiner la montée du chômage et semble confirmer la précarisation d’une partie toujours croissante de la population. Le tournant de la rigueur peut ainsi être perçu, comme l’a remarqué Jean-François Sirinelli, comme « la seconde mort des Trente Glorieuses [26]  ». Si la première mort est vécue comme la conséquence d’événements extérieurs (les chocs pétroliers des années 1970), la deuxième semble provenir plutôt de l’intérieur du corps politique de la France, dont les principaux membres, quelle que soit leur orientation partisane, se sont avérés tout aussi impuissants les uns que les autres

Si l’incorporation de la critique de l’immigration dans le discours politique – d’abord durant les années 1970 par les gouvernements de centre droit ainsi que par leurs adversaires communistes et ensuite par des ministres socialistes à partir des grèves de l’automobile de 1982-1983 – a sensibilisé l’électorat au thème privilégié du Front national, c’est surtout après le tournant de la rigueur que le parti lepéniste réussit à s’ancrer dans une frange importante de l’électorat pour qui les autres formations politiques n’ont plus de crédibilité. En révélant l’apparente impuissance – et par la même occasion l’apparente interchangeabilité – de l’ensemble des formations politiques classiques face à la crise économique, ce tournant ouvre une brèche dans laquelle l’extrême droite, marginalisée jusque-là, s’engouffre. Le parti lepéniste cherchera précisément à tirer profit de cette marginalisation pour vanter son extranéité par rapport à l’échec d’un système politique dominé par ce qu’il dénonce comme la « bande des quatre », dont les deux composants du centre droit (le RPR et l’UDF) seraient aussi incapables que les deux principaux partis de gauche (le PS et le PCF) à redresser la santé de la nation. En 1981, seuls 33 % des personnes interrogées par la SOFRES avaient trouvé dépassées les notions de droite et de gauche ; en 1989 elles seront 56 % à être de cet avis [27] . Au début des années 1990, sur pratiquement toutes les questions, la majorité des sondés trouve qu’il y a peu de différences entre la gauche et la droite, la seule exception étant celle de l’immigration, sur laquelle 61 % des interrogés affirment qu’il y a de grandes différences [28] . En 1991, dans « l’idée que l’on se fait de la gauche », la protection sociale arrive en tête mais lorsqu’on passe à ce que les sondés perçoivent comme « la réalité de la gauche » au cours des dix dernières années, c’est-à-dire depuis la victoire de la gauche en 1981, c’est l’anti-racisme qui prime sur toute autre notion [29] . La performance de la gauche est ainsi perçue à travers une grille de lecture où les différences ethniques prennent le pas sur les clivages socio-économiques.

Chose cruciale, ni la victoire de la gauche en 1981, ni la cohabitation de 1986 n’ont inversé la montée du chômage déclenchée sous l’impact des chocs pétroliers des années 1970, engendrant sous un gouvernement de centre droit un climat d’insécurité économique que pratiquement aucun gouvernement ne semblera capable de maîtriser par la suite. De fil en aiguille, la question éminemment sociale de l’emploi et la crédibilité des politiques économiques menées par des gouvernements de différentes couleurs paraîtront de moins en moins lisibles en termes du clivage gauche-droite. Ce clivage, fondamental à l’alternance de 1981, paraîtra en effet de moins en moins pertinent à l’électorat après le virage pris par la gauche en mars 1983 avec l’abandon de la politique de relance. En faisant campagne autour du slogan « Deux millions de chômeurs, ce sont deux millions d’immigrés de trop » (un chiffre qui sera bientôt relevé à trois millions), le FN réussit sa percée en promettant d’apporter une solution ethnique aux principales préoccupations des Français. En incitant les soi-disant « Français de souche » victimes de l’insécurité économique à voir dans les populations d’origine immigrée une menace non seulement pour l’emploi mais aussi pour l’avenir de la nation, le parti lepéniste finira par drainer vers lui au cours des années 1990 et 2000 une plus large part du vote des couches sociales les moins aisées et les plus précaires – les ouvriers et les chômeurs – que n’obtient toute autre formation politique, y compris celles de la gauche [30] . La reformulation sur la base de divisions ethniques de clivages conçus autrefois en termes de rapports sociaux ne saurait être plus claire.

Conclusion

Dans un ouvrage récent, Jean-François Sirinelli nous invite à voir dans les années 1965-1985 les Vingt Décisives du passé proche de la France [31] . Pour ce qui est de l’immigration et des questions qui y sont liées, c’est la deuxième partie de cette période, et surtout les années 1973-1983, qui constituent les Dix Décisives : crise économique et montée du chômage sur fond des chocs pétroliers de 1973 et 1979, « suspension » de l’immigration en 1974, concentration des familles d’origine immigrée dans les cités de HLM à partir de 1975, rapatriements incités ou forcés à partir de 1977, confrontations violentes entre jeunes d’origine immigrée et policiers dans les banlieues dès la fin des années 1970, bref intervalle d’apaisement avec la victoire de la gauche en 1981, et crispation politico-ethnique lors des municipales 1983 qui, avec la percée du Front national à Dreux, confirmée à l’échelle nationale lors des élections européennes de 1984, donnent le ton pour les années à venir. En empruntant au Front national l’idée d’une réforme du Code de la nationalité française, les partis de centre droit placent au cœur de la campagne pour les législatives de 1986 la notion selon laquelle l’identité nationale de la France serait menacée par les populations immigrées originaires de pays musulmans. Depuis, presque sans interruption et jusqu’à nos jours, cette idée continuera à alimenter le débat politique, balisé notamment par la première affaire du foulard en 1989, la réforme du Code de la nationalité votée en 1993 (et abrogée ensuite par la gauche en 1997), la loi de 2004 interdisant les signes religieux dans les écoles publiques, le débat « officiel » sur l’identité nationale lancé sous la présidence de Nicolas Sarkozy en 2009 et la loi entrée en vigueur au mois d’avril 2011 interdisant le port du voile intégral en public. Entamée pendant la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, l’ethnicisation des rapports sociaux se nourrit du climat d’insécurité qui depuis la fin des Trente Glorieuses règne sur fond de restructurations économiques et de précarité de l’emploi, que la gauche a été impuissante à enrayer après son avènement au pouvoir en 1981. Après le tournant de la rigueur en 1983, une frange importante de l’électorat bascule dans le camp d’un parti d’extrême droite qui prétend que l’apparente impuissance de l’ensemble des formations politiques classiques face à la crise ne peut être surmontée qu’en recentrant le débat politique autour des différences ethniques. Trois décennies plus tard, l’ethnicisation de la vie politique ne cesse de se confirmer.

Pour citer cet article : Alec G. Hargreaves, « De la victoire de la gauche à la percée de l’extrême droite : l’ethnicisation du jeu électoral français », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 16, janvier-avril 2012, www.histoire-politique.fr


Notes :

[1] Cet article est issu d’une communication faite lors d’une journée d’études organisée le 10 mai 2011 par le Centre d’histoire de Sciences Po, sous la direction de Sabine Jansen, Sylvain Kahn et Jean-François Sirinelli, sur « Le 10 mai 1981 et la gauche française ».

[2] Françoise Lorcerie, « Les sciences sociales au service de l’identité nationale : le débat sur l’intégration en France au début des années 1990 », dans Denis-Constant Martin (dir.), Cartes d’identité : comment dit-on « nous » en politique ?, Paris, FNSP, 1994, p. 245-281.

[3] Alec G. Hargreaves, « Entre stigmatisation et circonlocutions : l’immigration postcoloniale en France », dans Nancy L. Green et Marie Poinsot (dir.), Histoire de l’immigration et question coloniale en France, Paris, La Documentation française, 2008, p. 17-22.

[4] Voir, par exemple, Nonna Mayer et Pascal Perrineau (dir.), Le Front national à découvert, Paris, Presses de la FNSP, 1989 ; Nonna Mayer, "Ethnocentrism and the Front National Vote in the 1988 French Presidential Elections", dans Alec G. Hargreaves et Jeremy Leaman (dir.), Racism, Ethnicity and Politics in Contemporary Europe, Aldershot, Edward Elgar, 1995, p. 96-111.

[5] Sylvain Laurens, « "Les Maliens à l’Elysée" : chronique d’une visite forcée », Agone, n° 40, 2008, p. 71.

[6] « Valéry Giscard d’Estaing et les éboueurs », JT de 13 heures, 24 décembre 1974, document de l’INA :http://www.ina.fr/video/CAF94060313/valery-giscard-d-estaing-et-les-eboueurs.fr.html [lien consulté le 8 décembre 2011].

[7] Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon and Shuster, 1996 ; Le choc des civilisations, traduit de l’anglais par Jean-Luc Fidel, Geneviève Joublain, Patrice Jorland et alii., Paris, Odile Jacob, 1997.

[8] Abdelmalek Sayad, « Qu’est-ce qu’un immigré ? », Peuples méditerranéens, n° 7, avril-juin 1979, p. 3-23.

[9] Constant Hames, « La Construction de l’islam en France : du côté de la presse », Archives en sciences sociales des religions, vol. 68, n° 1, juillet-septembre 1989, p. 79-92 ; Yvan Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000, p. 492-518.

[10] Patrick Weil, La France et ses étrangers : l’aventure d’une politique de l’immigration de 1938 à nos jours, Paris, Seuil, collection « Folio », 1991, p. 75-90.

[11] « L’immigration clandestine elle-même n’est pas inutile, car si l’on s’en tenait à l’application stricte des règlements et accords internationaux, nous manquerions peut-être de main-d’œuvre. » Propos de Jean-Marcel Jeanneney prononcés en 1966 cités par Catherine Withol de Wenden, Les immigrés et la politique, Paris, Presses de la FNSP, 1988, p. 161.

[12] Catherine Withol de Wenden, Les immigrés et la politique, op. cit., p. 194.

[13] Patrick Weil, La France et ses étrangers, op. cit., p. 158-211.

[14] Azouz Begag et Christian Delorme, Quartiers sensibles, Paris, Seuil, 1994, p. 108-122.

[15] Alec G. Hargreaves, « Silence et cécité : la révolte des banlieues à travers les livres », Le Monde diplomatique, n° 632, novembre 2006, p. 28.

[16] « Foyer malien à Vitry », JT de TF1, 27 décembre 1980, document de l’INA : http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-sociale/video/CAA8001946101/foyer-malien-a-vitry.fr.html [consulté le 8 décembre 2011].

[17] Sur le rôle du PCF, voir Martin A. Schain, “Immigration and Changes in the French Party System”, European Journal of Political Research, tome 16, no. 6, 1988, p. 597-621 ; Catherine Withol de Wenden, Les immigrés et la politique, op. cit., p. 264-269 ; Antonis A. Ellinas, The Media and the Far Right in Western Europe: Playing the Nationalist Card, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 171-174.

[18] Dominique Schnapper et Sylvie Strudel, « Le "vote juif" en France », dans Revue française de science politique, vol. 33, n° 6, 1983, p. 933-961.

[19] « Le programme commun de gouvernement », supplément au Bulletin socialiste, juin 1972.

[20] « Les 110 propositions pour la France », Office universitaire de recherche socialiste (OURS) : http://www.lours.org/default.asp?pid=307 [consulté le 3 septembre 2011].

[21] C. Wihtol de Wenden, Les immigrés et la politique, p. 276-305.

[22] Alec G. Hargreaves, « Multiculturalism », dans Christopher Flood et Laurence Bell (dir.), Political Ideologies in Contemporary France, Londres, Pinter, 1997, p. 180–199.

[23] Interview de Pierre Mauroy à Nord Éclair, 28 janvier 1983, citée dans Catherine Withol de Wenden, Les immigrés et la politique, op. cit., p. 360.

[24] Propos de Jean Auroux parus dans Le Monde, 11 février 1983, cités dans Catherine Withol de Wenden, Les immigrés et la politique, op. cit., p. 360. Sur le rôle de l’islam dans les mouvements sociaux pendant cette période, voir René Mouriaux et Catherine Withol de Wenden, « Syndicalisme français et islam », Revue française de science politique, tome 37, n° 6, 1987, p. 794-819 ; Nicolas Hatzfeld et Jean-Louis Loubert, « Les conflits Talbot, du printemps syndical au tournant de la rigueur (1982-1984 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 84, 2004, p. 151-160.

[25] Karim Amirouche, « L’extrême droite et les autres », dans La Semaine de l’émigration, 10 mars 1983, p. 5.

[26] Jean-François Sirinelli, « "Le 10 mai 1981" n’aura pas lieu », Le Débat, n° 164, mars-avril 2011, p. 93.

[27] SOFRES, L’État de l’opinion 1992, Paris, Seuil, 1992, p. 59.

[28] SOFRES, L’État de l’opinion 1993, Paris, Seuil, 1993, p. 223.

[29] SOFRES, L’État de l’opinion 1992, Paris, Seuil, 1992, p. 68.

[30] Voir, par exemple, les sondages à la sortie des urnes effectués lors du 1er tour des élections présidentielles de 2002 par IPSOS (http://www.ipsos.fr/ipsos-public-affairs/sondages/1er-tour-presidentielle-2002comprendre-vote-francais-qui-vote-quoi-mot) et CSA (http://www.csa.eu/multimedia/data/sondages/data2002/opi20020421b.htm) [documents consultés le 3 septembre 2011].

[31] Jean-François Sirinelli, Les Vingt Décisives, 1965-1985. Le passé proche de notre avenir, Paris, Fayard, 2007.

Alec G. Hargreaves

L'auteur

 

Alec G. Hargreaves est directeur du Winthrop-King Institute for Contemporary French and Francophone Studies à la Florida State University (États-Unis). Spécialiste des questions d’immigration et d’ethnicité en France, il est notamment l’auteur de Multi-Ethnic France : Immigration, Politics, Culture and Society (Londres/New York, Routledge, 2007).

 

Alec G. Hargreaves, « De la victoire de la gauche à la percée de l’extrême droite : l’ethnicisation du jeu électoral français », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 16, janvier-avril 2012, www.histoire-politique.fr

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24 mai 2012 4 24 /05 /mai /2012 07:46

 

 

Acteurs publics poursuit la publication d'opinions d'experts sur le rôle de l'État en donnant la parole à François Dubet. Le sociologue spécialiste de l’éducation préconise un État “maigre et plus fort”, accordant plus de pouvoirs aux collectivités locales.

En matière d’éducation, faut-il plus ou moins d’État ?


Je crois qu’il faut un État plus maigre et plus fort. Concernant l’université et l’école, les collectivités locales devraient avoir plus de capacité d’action et d’intervention. Dans le même temps, l’État doit garder une fonction de pilotage central, de régulation et assurer la péréquation. Aujourd’hui, dans le domaine de l’enseignement, l’État est souvent lourd, pesant. En réalité, quand on descend sur le terrain, l’État ne parvient plus à contrôler vraiment.


Les rectorats jouissent pourtant d’une grande autonomie…
Il existe en effet une forte déconcentration au niveau des rectorats, mais quel rôle réserve-t-on aux communes, aux départements, aux régions ? On ne peut pas éternellement demander aux collectivités locales de financer les équipements et leur entretien et les écarter de la politique scolaire locale. Elles devraient jouer un rôle.


Lequel ?
On pourrait imaginer une gouvernance des établissements scolaires plus enracinée localement, avec notamment des recrutements plus près du terrain. Je ne vois pas pourquoi les régions, les départements et les communes n’auraient pas leur mot à dire sur le contenu des formations. Dans le même temps, la France est ainsi faite, il faut que la plupart des acteurs déconcentrés jouent le même jeu, respectent les mêmes règles et visent les mêmes objectifs.


Difficile de trouver le bon équilibre…
Il faut rapprocher la décision des acteurs de terrain, mais l’État doit garder des agences centrales, des systèmes d’inspection afin d’assurer le contrôle et l’évaluation. On a l’impression que pour le primaire et le secondaire, la France reste entre deux eaux. On observe même parfois une forme de recentralisation et de reprise en main. Comme universitaire, je vis la réforme LRU [loi relative aux libertés et responsabilités des universités, ndlr] sur l’autonomie. Le navire est censé être dirigé par le capitaine élu et son équipage mais en réalité, par exemple, pour tout ce qui est comptable, le rectorat reprend la main et le ministère garde l’évaluation des équipes et des formations. D’une certaine façon, l’autonomie donnée d’une main est reprise de l’autre. Tout se passe comme si nous ne pouvions pas surmonter notre défiance envers les diverses formes de démocratie locale.


Dans l’hypothèse d’une décentralisation accrue du système éducatif, comment assurer la péréquation ?
Quand on regarde le système éducatif, la décentralisation a plutôt créé de l’égalité territoriale. Les régions et départements qui avaient du retard en matière d’équipement notamment ont vu les collectivités investir massivement et rééquilibrer. Heureusement, car l’État continue à donner beaucoup plus aux établissements socialement favorisés par le jeu de l’ancienneté des enseignants et de la multitude des options. Mais il existe aujourd’hui suffisamment d’outils pour maintenir l’unité de l’école, comme les concours de recrutement, les programmes nationaux…


Pour vous « État fort » rime donc avec « décentralisation » ?
On peut combiner la décentralisation et un pilotage fort de l’État. Ce n’est en aucun cas un affaiblissement de l’État. Et puis cessons de surestimer les succès de la tradition jacobine en matière d’égalité territoriale…


Y a-t-il un besoin de nouveaux services publics et comment y répondre ?
Si l’on prend le cas de la dépendance par exemple, il faut une politique forte et coûteuse. Mais là encore, faut-il pour autant créer un ministère et recruter une armée de fonctionnaires pour s’en occuper ? Je n’en suis pas convaincu. La délégation de service public à des associations contrôlées par l’État me paraît offrir plus de souplesse. Les travailleurs sociaux dépendent essentiellement d’associations contrôlées par l’État, à l’exception des éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse, qui sont des agents de l’État.


Le temps politique est-il compatible avec le temps de l’administration en matière de réforme et de gouvernance ?
Il y a de telles résistances à la réorganisation du système scolaire que nous sommes rentrés dans des cycles de petites réformes au coup par coup, épuisantes, et qui souvent se contredisent. Les gens de terrain commencent à trouver cela insupportable. Quand vous êtes universitaire, tous les quatre ans, votre laboratoire est évalué, mais la procédure change à chaque fois. Les effets de ces petits changements sont pervers car, paradoxalement, ils encouragent les comportements routiniers des personnels. Il faut donc admettre que la mise en œuvre d’une réforme sérieuse de l’éducation nationale prendrait des années et des années. Quand les pères fondateurs de l’école républicaine ont appliqué leur ambitieux programme, avec une école dans chaque village, les ministres ont changé, mais l’administration a poursuivi son œuvre.


 Laurent Fargues sur Acteurspublics.com

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19 mai 2012 6 19 /05 /mai /2012 08:49

 

@Anne Lambert

 

Les propriétaires de pavillons en lotissement périurbain votent-ils nécessairement à droite ? Au-delà de l’image du conservatisme des propriétaires, l’enquête menée par Anne Lambert dans l’Est lyonnais souligne les recompositions en cours dans ces territoires et la complexité des logiques du vote.

Les territoires du vote

L’accession à la propriété des classes populaires constitue un mot d’ordre politique depuis de nombreuses années. Nicolas Sarkozy en a fait un des thèmes centraux de sa campagne en 2007, en appelant de ses vœux « une France de propriétaires », comme en 2012, en proposant d’augmenter les droits à bâtir [1]. Sa position repose sur un calcul électoraliste et des considérations idéologiques selon lesquelles les propriétaires votent davantage à droite que les locataires, en particulier ceux du parc HLM. Dans le prolongement des analyses marxistes, Haumont (1966) et Bourdieu (1990) avaient, en effet, souligné le conservatisme des pavillonnaires. Alors que de nombreux sondages politiques soulignent aujourd’hui les corrélations statistiques entre vote à droite et statut de propriétaire, ou encore vote FN et espaces périurbains [2], ces travaux n’épuisent ni le sens à donner au vote à droite, ni la diversité des orientations politiques dans ces territoires (Rivière 2008 ; Cartier et al. 2008). Comment, sinon, expliquer le maintien d’un vote à gauche dans certains lotissements des communes périurbaines populaires, au côté d’un fort vote à droite ?

Cette contribution, qui apporte un éclairage sur les comportements électoraux des nouveaux pavillonnaires issus de l’immigration, entend ainsi contribuer à l’analyse de la bipolarisation des votes observée en territoire périurbain. Deux évolutions sociologiques majeures semblent, en effet, particulièrement influer sur les positionnements politiques observés à l’échelle locale (celle des communes ou des lotissements) : la hausse de la part des ménages issus de l’immigration au sein du parc pavillonnaire et les difficultés croissantes d’accès à la propriété des ménages modestes. Une partie des acquéreurs sont, en effet, par leurs socialisations primaire et résidentielle, durablement ancrés à gauche. En outre, les difficultés et les déceptions générées par les parcours d’accession, en dépit des promesses électorales, et la racialisation des rapports de voisinage observée dans les lotissements, au contact des « petits-moyens blancs » avec lesquels ils cohabitent, semblent également consolider leurs orientations politiques.

Le périurbain, un espace de promotion pour les immigrés et leurs descendants

Le vote à gauche des pavillonnaires n’est pas une nouveauté historique : les lotissements « défectueux » construits en banlieue parisienne, à Drancy, Bobigny ou encore à Noisy-le-Sec, faisaient partie de la ceinture rouge (Fourcaut 2000). La population ouvrière « déracinée », composée de Parisiens, de provinciaux et d’étrangers, y faisait face à des conditions de vie particulièrement difficiles (absence d’aménagement, de transport, d’hygiène, etc.) qui inquiétaient les élites politiques. Près d’un siècle plus tard, malgré les nombreuses évolutions législatives qui encadrent désormais la production des lotissements, on retrouve certains de ces traits structurants. La hausse des prix immobiliers dans les grandes agglomérations a conduit à la spécialisation des espaces périurbains lointains dans l’accueil des classes populaires [3]. Bien que minoritaires, les ménages issus de l’immigration semblent également y trouver une voie d’accès à la propriété : aspirant à l’amélioration de leur cadre de vie [4], ils sont aussi moins exposés aux discriminations que dans d’autres secteurs du marché du logement, en particulier le parc social valorisé (Tissot 2006) [5].

Pour autant, le lien de ces nouveaux propriétaires employés et ouvriers avec le vote est loin d’être mécanique. Des travaux sociologiques récents invitent en effet à se méfier d’une représentation stigmatisante du vote des classes populaires en dépit des évolutions structurelles qui traversent la société française (hausse du chômage, montée du racisme, stigmatisation des quartiers d’habitat social notamment) : c’est d’abord l’abstention qui caractérise aujourd’hui le comportement électoral des classes populaires alors que le vote FN, quoique en hausse chez les ouvriers, reste dans l’ensemble plus fréquent chez les professions libérales et les petits patrons (Collovald et Schwartz 2006).

À Virieu-Solognieu, petite commune populaire en forte croissance située à 35 kilomètres à l’est de Lyon [6], où nous avons enquêté, Marine Le Pen obtient ainsi un score nettement plus élevé qu’en moyenne nationale (24,3 %), mais François Hollande reste en tête au premier tour des présidentielles avec 27 % des suffrages exprimés. S’il est battu au second tour par le candidat sortant, qui perd toutefois 6 points entre 2007 et 2012, le candidat du PS obtient ses meilleurs scores dans le bureau de vote de la Plaine, un secteur où ont été récemment construits plusieurs grands lotissements « bon marché ». Aux élections municipales, malgré des clivages partisans moins affirmés, la gauche l’emporte également sans interruption depuis 1983. Ces résultats invitent ainsi à nuancer les analyses faites en population générale pour les contextualiser, en fonction du type de scrutin, mais aussi en tenant compte de la diversification des trajectoires sociales et migratoires des pavillonnaires à l’échelle locale (la commune) et micro-locale (le lotissement).

Les raisons du vote à gauche d’une partie des nouveaux propriétaires

Dans l’un de ces nouveaux lotissements, l’enquête de terrain [7] montre, en effet, qu’un tiers des ménages sont issus du parc HLM et des grandes cités d’habitat social de proche banlieue, et que près d’un ménage sur deux est composé d’au moins un conjoint immigré ou issu de l’immigration (seconde génération) [8]. Les origines géographiques se sont, à cet égard, diversifiées : les ménages originaires du Maghreb, d’Afrique sub-saharienne et d’Asie du Sud-Est ont fait leur apparition au côté des familles d’origine espagnole, italienne et portugaise qui étaient jusque-là surreprésentées parmi les immigrés engagés dans des parcours d’accession au cours des années 1970 [9]. En outre, ces ménages ont presque tous bénéficié de dispositifs d’incitation fiscale et d’aides à l’accession à la propriété, de nature variable selon la période d’achat : déduction des intérêts d’emprunt (2007-2009), Prêt à taux zéro, Pass foncier (2007-2010), etc. Mais si ces aides leur apparaissent parfois comme l’application des promesses électorales du candidat Sarkozy, les entretiens montrent que tous, loin de là, n’ont pas voté Sarkozy en 2007. La radicalisation de son discours a sans doute contribué à les en éloigner davantage lors du dernier scrutin.

En effet, par leur parcours migratoire, leur socialisation primaire et les liens forts qu’ils gardent avec une partie de leurs parents et amis encore locataires des cités HLM, ces nouveaux propriétaires se sentent nettement plus proches de la gauche, même si ce positionnement ne se traduit pas toujours par une participation électorale régulière [10]. En outre, l’achat de la maison à crédit nourrit ou renforce souvent un sentiment d’iniquité : les aides versées par l’État ne compensent que partiellement la hausse des coûts de l’immobilier et l’allongement des durées d’emprunt qui en découle ; si l’effort qui reste à fournir pour acquérir ces petites maisons préfabriquées vendues sur catalogue est grand, ces mêmes acquéreurs n’hésitent pas à les qualifier de « HLM à plat » ou de « maisons en carton ». Loin de se comporter en « petit-bourgeois », ces nouveaux propriétaires n’apparaissent pas dupes.

Le cas d’Azou illustre cette déconnexion relative entre le vote et le statut résidentiel. Ayant grandi dans une cité HLM de Strasbourg, où vivent encore sa famille et celle de sa femme, algériennes, il a bénéficié, non sans peine, du Pass foncier pour faire construire sa maison, mais, comme la plupart des autres ménages algériens du lotissement, il soutient le PS depuis toujours (« J’étais même allé voir le député Philippe Meunier, j’ai dit : “Comment ça se fait ? Sarko, il dit un truc et vous ne le faites pas !” En plus, il est droite droite, lui ! »). Dans la famille Ben Saad, également en cours d’accession après un long passage par le parc HLM local, c’est la photo du jeune fils avec François Hollande, lors d’un meeting à Grenoble, qui fait la fierté de la famille. Le père, 47 ans, ouvrier, attaché à la gauche, ne peut pas voter : « De toute façon, j’ai une carte de résident. On ne vote pas, nous. C’était proposé à l’époque mais depuis, on n’en parle plus. Sarkozy, quand il était ministre de l’Intérieur, il a refusé ».

La racialisation des rapports de voisinage et ses effets sur le vote

Ces deux exemples, qui reposent sur des configurations familiales sensiblement différentes, soulignent la complexité des ressorts sociaux des choix électoraux et posent la question du rôle de l’expérience migratoire. Toutefois, si, comme le rappellent les politistes, le vote est parfois volatile ou déconnecté entre les scrutins locaux et nationaux, la catégorie « immigré » est également loin d’être homogène. Stéphanie, 30 ans, fille d’un immigré espagnol ouvrier du bâtiment, a elle-même fait l’expérience de la précarité professionnelle après avoir arrêté ses études en première année de BTS ; aujourd’hui, elle est employée dans une régie immobilière et a épousé un petit cadre en ascension sociale. Si elle a fermement soutenu le candidat Sarkozy en 2007 comme en 2012, aux élections municipales elle vote pour le maire PS, qui effectue son troisième mandat. Le fort sentiment d’injustice sociale qu’elle éprouve face à la faiblesse des aides institutionnelles reçue au début de sa vie active comme dans son parcours d’accession à la propriété [11] rappelle le modèle de la conscience triangulaire développé par Olivier Schwartz [12] :

« À l’époque, j’étais allée les voir [la CAF] et je leur avais dit : “Quoi, il faudrait que je m’appelle Fatima, que j’aie quatre enfants et que je sois à la rue ?” Merde, nous, on bosse, on fait tout ce qu’on peut, on n’a rien. C’est vrai que ça fait râler. Le système français est comme ça. Mais c’est en train de changer et c’est bien. Sarko, tout le monde le critique, mais il a quelques bonnes idées ! »

Stéphanie apparaît ainsi représentative de cette seconde catégorie de pavillonnaires qui, nouvellement propriétaires et appartenant aux petites classes moyennes [13], voient dans l’arrivée des ménages issus des « nouvelles » vagues d’immigration une menace pour leur statut social. Au sein du lotissement, Stéphanie est d’ailleurs particulièrement mobilisée contre les enfants de la tranche d’à-côté : « On leur a dit : retournez vite là-bas, dans votre quartier ! Ce n’est pas le même milieu. C’est vraiment… la cité profonde qui est venue s’installer là ». En retour, ces tensions, qui traduisent une racialisation des rapports sociaux dans ces territoires, contribuent à consolider la socialisation politique des pavillonnaires issus de l’immigration récente. Rita, 38 ans, vendeuse congolaise et mère de trois enfants, se sent ainsi injustement attaquée : « Tu vois, c’est des enfants noirs. Je suis sûre que nous, comme on est noirs, ils vont tous nous mettre dans un même panier ! » Logée pendant 14 ans dans une grande cité HLM de Saint-Priest, elle se sent, ici, davantage confrontée au racisme [14].

Les évolutions sociologiques qui touchent une partie des espaces périurbains, notamment la progression de la part des ménages issus de l’immigration et la hausse des coûts d’accès à la propriété, ainsi que les recompositions des modes de cohabitation qu’elles impliquent invitent à repenser le lien entre statut résidentiel et vote. Elles interrogent plus largement le travail d’unification symbolique, effectué à des fins électoralistes, de la catégorie de « propriétaire », qui recouvre en réalité une diversité croissante de situations, y compris à l’échelle d’un même lotissement.


Bibliographie

  • Bourdieu, P. et Saint-Martin, M. 1990. « Le sens de la propriété : la genèse sociale des systèmes de préférences », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 81, p. 52-64.
  • Cartier, M., Coutant, I., Masclet, O. et Siblot, Y. 2008. La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris : La Découverte.
  • Charmes, E. 2005. La vie périurbaine face à la menace des gated communities, Paris : L’Harmattan.
  • Collovald, A. et Schwartz, O. 2006. « Haut, bas, fragile : sociologies du populaire » (Propos recueillis par S. Grelet, F. Jobard et M. Potte-Bonneville), Vacarme, n° 37.
  • Donzelot, J. 2004. « La ville à trois vitesses : relégation, périurbanisation, gentrification », Esprit, n° 303, p. 14-39.
  • Fourcaut, A. 2000. La banlieue en morceaux. La crise des lotissements défectueux en France dans l’entre-deux-guerres, Grâne : Créaphis.
  • Girard, V. 2009. Un territoire périurbain, industriel et ouvrier. Promotions résidentielles de ménages des classes populaires et trajectoires d’élus salariés intermédiaires de l’industrie, thèse de doctorat sous la direction d’Alban Bensa.
  • Jaillet, M.-C. 2004. « L’espace périurbain : un univers pour les classes moyennes », Esprit, n° 303, p. 40-61.
  • Magri, S. 2008. « Le pavillon stigmatisé. Grands ensembles et maisons individuelles dans la sociologie des années 1950 à 1970 », L’Année sociologique, vol. 58, n° 1, p. 171-202.
  • Maurin, E. 2004. Le ghetto français, enquête sur le séparatisme social, Paris : Le Seuil.
  • Park, R. E., Burgess, E. W. et McKenzie, R. D. 1925. The City, Chicago : University of Chicago Press.
  • Rivière, J. 2008. « Le vote pavillonnaire existe-t-il ? Comportements électoraux et positions sociales locales dans une commune rurale en cours de périurbanisation », Politix, vol. 21, n° 83, p. 23-48.
  • Tissot, S. 2005. « Une discrimination “informelle” ? L’usage du concept de mixité sociale dans la gestion des attributions de logements HLM », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 159, p. 55-69.

Notes

[1] Il s’agit d’augmenter de 30 % les droits à construire qui sont attachés à un logement (neuf ou ancien) et qui sont définis dans le Plan local d’urbanisme.

[2] Localisation périurbaine et propriété occupante ne se recoupent qu’imparfaitement.

[3] Sur le rôle des recompositions industrielles dans la périurbanisation des ménages modestes, voir le travail de V. Girard (2009) sur la plaine de l’Ain. Voir également le numéro thématique de Politix (n° 83, 2008) consacré aux Mondes ruraux.

[4] Cette aspiration apparaît, cependant, bien différente de la recherche d’« entre-soi » décrite à propos des classes moyennes supérieures (Jaillet 2004 ; Donzelot 2004 ; Maurin 2004 ; Charmes 2005).

[5] D’après l’Enquête Logement (INSEE), en 2006, 39 % des ménages immigrés sont propriétaires de leur logement contre 59 % des ménages français de naissance, un écart qui se réduit depuis les années 1990. Ce taux varie toutefois selon les pays d’origine et le type de logement. Les immigrés d’Algérie et d’Afrique sub-saharienne restent nettement sous-représentés, avec respectivement 23 % et 10 % de ménages propriétaires. En outre, en 2006, seulement 8 % des ménages qui ont fait construire une maison sont immigrés.

[6] Les noms de communes ont été anonymisés. Au dernier recensement de 2011, la commune comporte près de 6 000 habitants.

[7] Les données sont tirées d’une enquête ethnographique menée entre 2008 et 2011 ; elles mobilisent les listes nominatives du recensement (pour les années 1970) et des données regroupées (après 1982), les permis de construire, ainsi que des entretiens approfondis menés auprès des nouveaux propriétaires et des élus locaux. Elles ont été complétées par des données tirées de l’Enquête nationale sur le logement (INSEE).

[8] Les deux populations ne se recoupent qu’imparfaitement parce qu’une partie des acquéreurs issus de l’immigration se recrute aussi parmi les ménages « locaux ».

[9] Ce renouvellement des zones périurbaines souligne la constance des modèles spatiaux d’intégration entre les vagues migratoires mis en avant par l’École de Chicago (Park et al. 1925).

[10] Sans oublier qu’une minorité de ces pavillonnaires, de nationalité étrangère, sont exclus du droit de vote du fait des conditions restrictives de la législation française en matière électorale.

[11] « On a eu le prêt à taux zéro sur 11 000 euros. C’est la seule chose à laquelle on a eu droit ».

[12] Selon Schwartz, les fractions stables des classes populaires ont le sentiment d’être moins bien traitées que les dominants, mais aussi que les familles pauvres et immigrées eu égard au système de redistribution socio-fiscal. Leur conscience sociale triangulaire trouverait un écho dans le discours politique de Nicolas Sarkozy (particulièrement en 2007) qui « cherche à faire émerger un peuple qui se définirait par opposition non pas à ce qui vient du « haut » de la hiérarchie sociale, mais d’abord et avant tout par opposition à des menaces venues de ceux qui sont plus bas, des immigrés et des nouvelles “classes dangereuses”. » (Collovald et Schwartz 2006).

[13] Elles sont caractérisées par des métiers de petit encadrement (agents de maîtrise, techniciens, cadres de promotion, etc.) et des mobilités sociales de faible ampleur.

[14] La commune périurbaine comporte nettement moins de ménages immigrés que la cité d’habitat social déqualifiée dans laquelle a vécu Rita. En outre, les ménages d’Afrique sub-saharienne y sont nettement sous-représentés.

 

Sur metro politiques.eu

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14 mai 2012 1 14 /05 /mai /2012 17:59

 

centrale-f1004

A la demande de AREVA  une étude a été réalisée par Pricewaterhouse Advisory.  Elle concerne l'aspect socio-économique de la filière électronucléaire en France pour l'année 2009. Cette étude fait état du poids futur de cette filière sur la base des dernières données de coûts  disponibles et selon des scénarios du World Energy Outlook publié en 2010 pat l'Agence internationale de l'énergie.

 

 

"Le poids socio-économique de l'électro-nucléaire en France", PricewaterhouseCoopers Advisory, 2011

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12 mai 2012 6 12 /05 /mai /2012 09:57

 

Oisemont, Somme (CC) vincent ☆


Dossier : Les territoires du vote

Depuis le 21 avril 2002, le vote Front national, jusque-là présenté comme un vote essentiellement « urbain », enregistre ses scores les plus élevés loin des grandes villes, quel que soit le scrutin pris en considération. Le décollage du parti de Jean-Marie Le Pen dans les campagnes est souvent présenté depuis comme une « nouvelle » tendance de fond dans la société française. Mais, par-delà le sensationnalisme dans lequel baignent les discours sur les « extrêmes », les interprétations surplombantes fréquemment mobilisées pour rendre compte des scores « ruraux » de cette formation ont un rendement explicatif faible, entravant un peu plus sa compréhension. Cette contribution vise à montrer que c’est au contraire par un souci de contextualisation et de ré-encastrement du politique dans l’épaisseur du social que l’on peut comprendre tous les sens des votes frontistes. Centrée sur une enquête dans la Somme, département caractérisé par une sur-représentation du vote FN dans les petites communes, elle souligne le rôle central joué par la transformation des sociabilités concrètes dans l’inscription rurale des votes frontistes.

L’inconnue de l’équation FN : ruralité et vote d’extrême droite

À l’issue du premier tour de la présidentielle de 2002, le succès électoral de Jean-Marie Le Pen dans les mondes ruraux attire toutes les attentions et suscite de nombreuses interprétations. Les localiers dépêchés sur les lieux du « scandale » électoral témoignent de l’incrédulité générale et avancent quelques explications : fantasmes sécuritaires, chômage, projet contesté de construction d’un aéroport, allergie fiscale de travailleurs indépendants, tradition électorale, etc. Plus sérieusement, des spécialistes de sociologie électorale ainsi que certains géographes proposent, comme à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle de 2012, des analyses statistiques qui engendrent pourtant de nombreuses insatisfactions.

En effet, l’objectivation quantitative ne permet guère de différencier des types de ruralité hétérogènes ni d’interpréter des faisceaux de causalités imbriquées et donc nécessairement complexes. On s’éloigne ainsi bien souvent d’une véritable sociologie politique de la diversité rurale. Pire, certaines analyses reposent sur un présupposé normatif fortement empreint d’ethnocentrisme : l’« autoritarisme » supposé des classes populaires [1]. Le faible degré de sophistication culturelle et politique, mesuré au travers du seul niveau de diplôme possédé, couplé à la vulnérabilité économique (notamment par la faiblesse des revenus et l’exposition au chômage et à la précarité) rendraient ainsi compte des attitudes xénophobes et « fermées » (c’est-à-dire rétives au changement et à la modernisation) des ruraux ; attitudes dont le débouché électoral logique serait le vote pour un parti lui-même xénophobe et fermé (le FN). À la limite, la distinction entre les mondes ruraux et l’univers urbain perd alors toute pertinence puisque, d’un point de vue électoral, c’est bien l’appartenance populaire qui pose problème(s). Le risque de dérapage normatif est d’autant plus important que les méthodes quantitatives désencastrent les comportements électoraux de leur substrat social (Pierru et Vignon 2007 ; 2008).

Or, au-delà du jeu des variables liées à l’appartenance sociale, la compréhension des succès électoraux du FN en zone rurale ne peut se faire sans une étude minutieuse des configurations sociales et territoriales spécifiques dans lesquelles ces votes « extrêmes » prennent sens. En effet, une fois mises de côté les facilités de l’explication par « l’autoritarisme » et les attitudes « fermées » des classes populaires rurales [2], il ne fait guère de doute que c’est dans la (dé)structuration des rapports sociaux et la crise des sociabilités populaires que réside la clef de ces résultats électoraux. Comme l’a montré Emmanuel Pierru (2005), il faut se méfier des interprétations mécanistes « globales » du vote : si le chômage et la précarité exercent des effets politiques, ceux-ci ne sont pas directs (on ne peut ainsi parler d’un « vote des chômeurs », puisque ces derniers ne constituent pas, loin s’en faut, un électorat homogène), mais indirects et contextuels : ces effets se font par exemple sentir de façon plus large par le biais de l’intériorisation de rapports insécurisés au monde social, ou par l’intermédiaire de sentiments et d’anticipations de déclassement qui touchent une population plus large que les seuls chômeurs et précaires.

Ré-encastrer les votes frontistes dans leurs contextes sociaux

Il s’agit donc, si l’on veut mieux appréhender les rapports à la politique des électeurs des mondes ruraux, d’analyser les recompositions des sociabilités populaires et la déstructuration des collectifs traditionnels. C’est à l’occasion d’une étude réalisée à Saint-Vast [3], village d’un peu plus de 500 habitants situé dans l’Est de la Somme (Santerre Haute-Somme), où le FN obtient des scores très élevés depuis l’élection présidentielle de 2002 [4], qu’on a pu adopter cette perspective d’étude. À partir d’observations in situ et d’une série d’entretiens semi-directifs auprès d’habitants, complétés par des analyses statistiques, les votes frontistes ont ainsi été rapportés, plus qu’à des « lois générales » de la radicalité FN, à leurs fondements sociaux : l’entre-soi rural. Dans cette commune, l’étude des sociabilités traditionnelles du village (réseaux familiaux, associations, manifestations et fêtes) a mis au jour des formes de dévaluation de l’autochtonie (Retière 2003), ressource traditionnelle pour certaines catégories de résidents confinés dans les limites de l’espace communal. L’apparition de conflits interpersonnels au sein d’associations locales, la mise en concurrence de pratiques sociables par d’autres plus cotées (la pratique du tennis dans un bourg voisin au détriment de la longue paume, sport de raquette traditionnel picard) ou encore l’élévation du seuil de compétences exigées pour l’engagement dans l’espace local, comme c’est le cas pour les mandats électifs municipaux qui réclament désormais des compétences en lieu et place d’un ethos du dévouement (Retière 1994), sont autant de facteurs qui expliquent le retrait ou l’éviction de certaines catégories sociales de l’espace des sociabilités locales.

Ces facteurs contribuent à modifier sensiblement les rapports sociaux dans l’espace communal. D’abord en multipliant les formes de désengagements tous azimuts. Ensuite, cumulés aux bouleversements économiques (baisse du nombre de commerces dans la commune, concurrence croissante de la ville), ce déclin des pratiques collectives autochtones produit un « vide communal » déploré par les fractions des résidents qui ne peuvent investir d’autres lieux de sociabilités à l’extérieur (notamment à la ville) et qui se replient le plus souvent sur leur « monde privé » (Schwartz 1989). Pour les plus âgés et ceux qui sont faiblement dotés de capitaux, la commune devient un territoire aux bornes toujours plus étroites. À l’inverse, pour ceux qui ont des ressources mobilisables en dehors de l’espace communal, les lieux d’appartenance (en particulier de loisirs et de travail) se dissocient et se diversifient.

Enfin, dans le contexte de la déstabilisation de l’ancien entre-soi local et de la dégradation des conditions d’existence individuelle et collective (affaiblissement ressenti des relations de voisinage, manque de travail, de commerces, retrait des services publics), l’éthique du travail et, surtout, l’exigence d’égalité de traitement, très valorisées au sein des catégories populaires, sont perçues comme insultées et menacées : les jeunes qui « traînent » à l’abribus sont considérés comme moins « travailleurs » que leurs aînés, on regrette la « crise de l’autorité parentale » sur la jeunesse locale, etc. Avec la jeunesse incontrôlable, « les immigrés », bien que totalement absents de la commune, constituent l’autre figure repoussoir sur laquelle est reportée, souvent avec une violence verbale toute particulière, ce qui est vécu comme une chute de statut. La construction de logements sociaux et l’arrivée de populations « à problèmes », pour reprendre les propos de certains villageois, apparaissent comme une perturbation supplémentaire, venant renforcer les effets de l’entropie qui désorganise la vie communale. Dans un tel contexte de déstructuration des sociabilités populaires, le FN parvient à s’implanter grâce aux ressources « autochtones » de ses militants et candidats aux élections locales et à leurs mobilisations de proximité.

Les mobilisations de proximité du Front national

Il faut d’abord noter la faiblesse générale de l’implantation de structures locales du FN en milieu rural : d’un point de vue logistique, il n’existe pas de permanences d’élus, de sections locales ni de sièges du parti à l’échelle des cantons. Cependant, au sein de certains territoires ruraux, un véritable travail de mobilisation électorale de proximité est déployé (Le Bart et Lefebvre 2005).

À Crigent-sur-Somme (820 habitants), territoire ouvrier étroitement lié à l’industrie textile situé à la périphérie nord-ouest d’Amiens [5], c’est au café du village tenu par Albert et David Koff que ce travail de mobilisation a lieu. Ayant interrompu ses études après la première, D. Koff a travaillé quelques années chez un garagiste d’un canton voisin avant de partir effectuer son service militaire. Sans qualification, il choisit de s’engager dans l’armée et participe à la guerre du Golfe. Il prend ensuite la décision de revenir au village et d’aider son père qui y tient un café depuis vingt-cinq ans. Sympathisant du parti, c’est en 1996 qu’il prend sa carte du FN, pour lequel il votait depuis plusieurs années et collait parfois des affiches. Séduit par la thématique frontiste de la « préférence nationale » dans un contexte de difficultés économiques et sociales croissantes, il décide de s’engager en adhérant, mais également en défendant les couleurs du FN aux élections locales. Candidat à plusieurs reprises aux cantonales (2004, 2008 et 2011), il figure aussi sur la liste FN des régionales de 2010. En 2008, il brigue le mandat de conseiller général de son canton.

Au premier tour des cantonales 2008, David Koff dépasse la barre des 10 % des inscrits, score que l’extrême droite n’avait jamais atteint jusque-là dans ce canton ancré à gauche malgré le déclin électoral du PCF à l’élection présidentielle [6]. Dans son village, il rallie près de 17 % des inscrits sur sa candidature, bien au-delà du score du FN le 21 avril 2002, qui avait alors été plutôt faible comparé à la moyenne départementale (moins de 10 %, contre 18,5 %). Dans les communes voisines, il ne parvient pas à faire « décoller » le vote FN, même s’il enregistre une progression sensible. Mais à Crigent-sur-Somme, il peut compter sur de nombreux soutiens. Le succès électoral de D. Koff vient ainsi contredire la thèse d’un vote charismatique en faveur de Jean-Marie Le Pen [7] et mettre en lumière le rôle des sociabilités locales.

Dans le cadre de sa profession, qui implique de nombreuses interactions avec les habitants du village mais aussi avec ceux des nombreuses communes avoisinantes qui fréquentent le café, il n’hésite pas à faire au quotidien ce qu’il nomme de la « propagande » : « Nous, ici on fait de la propagande. Ici tout le monde sait que c’est un café Front national !... Moi je fais campagne tous les jours ici, mes clients ce sont des électeurs ! ». Cet établissement, contrairement à d’autres cafés ruraux, est très attractif. Situé sur une route principale, il accueille une clientèle provenant d’un espace relativement étendu, dont la grande majorité est habituée à ce lieu. Des bulletins d’adhésion au FN sont exposés derrière le comptoir. David Koff déclare, non sans une certaine fierté, être l’un des militants les plus actifs en matière de recrutement de nouveaux adhérents. Il bénéficie de l’aide de quelques jeunes du village (n’ayant pas encore l’âge de voter pour certains) pour le collage d’affiches et les opérations de tractage, y compris hors conjoncture électorale. L’un d’entre eux (qu’il a « formé ») vient d’ailleurs d’accéder, sur ses conseils, à la présidence au Front national Jeunesse départemental. Un dessin humoristique caricaturant Nicolas Sarkozy est collé sur la droite du bar et suscite les rires approbateurs de la clientèle. La nièce de David Koff, qui est âgée de 19 ans et milite également au FN, arbore un t-shirt à l’effigie de Marine Le Pen lors de ses fréquentes visites au café.

Si tous les clients ne sont pas des sympathisants ou des adhérents du Front national (certains revendiquent un positionnement partisan à gauche), s’y est pourtant développé un entre-soi frontiste réunissant des personnes d’âges et de professions différentes (ouvriers, entrepreneurs et commerçants principalement) qui apprécient de se retrouver dans la convivialité entretenue par les patrons. Ce café apparaît ainsi comme un lieu favorisant les rencontres entre sympathisants et militants frontistes, qui n’ont aucune difficulté à se raconter. La plupart d’entre eux éprouvent même une certaine fierté à revendiquer leur sympathie pour le FN et les Koff se réjouissent à l’idée d’étaler les forces militantes locales qu’ils ont su progressivement constituer. Si ce café fonctionne comme espace de mobilisation frontiste, c’est ainsi parce qu’il est un des rares lieux où peuvent s’épanouir les sociabilités locales des habitants marginalisés décrits précédemment.

Comme le montre cette enquête ethnographique, la compréhension des succès électoraux du FN en zone rurale implique une étude minutieuse des configurations sociales et territoriales. Elle suppose de dépasser la seule analyse des scrutins électoraux pour relier les attitudes politiques aux formes locales de sociabilité. À l’instar du travail de Julian Mischi, qui souligne combien le succès passé du PCF devait aux divers supports que le parti offrait aux sociabilités populaires (2010), cette approche permet de souligner que le développement du vote frontiste résulte en grande partie de la déstructuration des sociabilités en milieu rural et de la marginalisation d’une partie des habitants. Ainsi, le succès du FN tient non seulement au discours du parti, qui fait écho aux préoccupations sociales d’une partie croissante des « ruraux », mais aussi aux interactions sociales quotidiennes dans lesquelles ceux-ci sont engagés. L’enracinement du FN en milieu rural repose largement sur la mobilisation de candidats « autochtones » ainsi que sur la revitalisation de lieux et de formes de sociabilité populaires dans des espaces qui, comme le café de David Koff, constituent des îlots de convivialité à l’abri des différentes sources de fragilisation des sociabilités locales.


Bibliographie

  • Le Bart, C. et Lefebvre, R. (dir.). 2005. La proximité en politique. Usages, rhétoriques et pratiques, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
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  • Mayer, N. 2002. Ces Français qui votent Le Pen, Paris : Flammarion.
  • Mischi, J. 2010. Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Pierru, E. 2005. « Sur quelques faux-problèmes et demi-vérités autour des effets électoraux du chômage », in Matonti (dir.). La démobilisation politique, Paris : La Dispute, p. 177-199.
  • Pierru, E. et Vignon, S. 2007. « Déstabilisation des lieux d’intégration traditionnels et transformations de l’entre-soi rural. L’exemple du département de la Somme », in Bessière, Doidy, Jacquet, Laferté, Mischi, Rénahy et Sencébé (dir.), Les mondes ruraux à l’épreuve des sciences sociales, Versailles : Éditions Quae, p. 267-288.
  • Pierru, E. et Vignon, S. 2008. « L’inconnue de l’équation FN : ruralité et vote d’extrême droite. Quelques éléments à propos de la Somme », in Antoine et Mischi (dir.), Sociabilités et politique en milieu rural, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 407-419.
  • Retière, J.-N. 2003. « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 16, n° 63, p. 121-143.
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  • Schwartz, O. 198
  • 9. Le Monde privé des ouvriers, Paris : Presses universitaires de France.

Notes

[1] Comme l’a rappelé notamment Patrick Lehingue (2003).

[2] Pour une mise en perspective critique de ces schèmes interprétatifs des votes FN dans les mondes ruraux, voir Pierru et Vignon (2008).

[3] Les noms des lieux et des personnes ont été anonymisés.

[4] Le 21 avril 2002, l’extrême-droite recueille 20,5 % des voix des inscrits (27,9 % des suffrages exprimés) et 24,8 % des inscrits au second tour (34,3 % des suffrages exprimés). À la présidentielle de 2007, malgré un net recul du vote Le Pen à l’échelle nationale, le représentant du FN parvient à recueillir à Saint-Vast 19,7 % des suffrages exprimés (16,2 %). Lors du dernier scrutin présidentiel, Marine Le Pen dépassera les scores de son père en rassemblant 25,7 % des électeurs inscrits.

[5] Cette activité a atteint son apogée en 1974 avec plus de 2 650 salariés répartis dans les quatre principales usines du canton. Depuis, 1 500 emplois ont été supprimés malgré la reprise d’une partie des activités. Ce canton de tradition industrielle compte, lors du recensement de 2008, une part d’ouvriers supérieure à la moyenne départementale (19,2 % contre 17,6 %) et connaît un déficit en cadres (4 % contre 5,6 %).

[6] Le conseiller général sortant, très bien implanté (maire de la commune-centre depuis 1983 et président de la communauté de communes) est un élu communiste. Mais l’audience électorale du parti communiste au scrutin présidentiel a très nettement diminué : Marie-Georges Buffet enregistre un score inférieur à 4 % des suffrages exprimés en 2007 contre 7 % pour Robert Hue le 21 avril 2002, qui avait obtenu près de 19 % des voix lors du scrutin de 1995.

[7] Pour certains auteurs, le charisme du chef et la magie du verbe lepéniste seraient effectivement surdéterminants dans l’explication du vote frontiste (voir par exemple Mayer 2002).

 

Sebastien Vignon sur metro politiques.eu


Sébastien Vignon est chercheur post-doctorant au Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique-Épistémologie et sciences sociales (CURAPP-ESS, UMR 7319) . Il a soutenu en novembre 2009 une thèse de de science politique consacrée au rôle de maire dans les petites communes. Ses travaux portent notamment sur la mobilisation électorale, la construction des rôles politiques et les comportements électoraux.

 


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3 mai 2012 4 03 /05 /mai /2012 17:59

 

Qu’est-ce qu’une ville équitable ? De quels moyens dispose la puissance publique, notamment à l’échelle locale, pour favoriser l’équité urbaine ? Lesgrands ensembles d’habitat social peuvent-ils répondre à ces exigences ? Claude Dilain, sénateur de Seine-Saint-Denis et ancien maire de Clichy-sous-Bois, répond à nos questions.

Dossier : La ville équitable
Question 1

Quels sont les enjeux de l’équité urbaine ?

D’une manière générale, qu’est-ce qu’une ville équitable et en quoi est-ce un enjeu ?

De votre point de vue d’élu, les mutations métropolitaines à l’œuvre aujourd’hui aggravent-elles ou au contraire peuvent-elles améliorer la question de l’équité urbaine ?

 

Question 2

Comment la puissance publique peut-elle favoriser l’équité urbaine ?

De quels moyens dispose la puissance publique, notamment à l’échelle locale, pour favoriser l’équité urbaine ?

La pluralité et la superposition des échelles d’intervention et des pouvoirs publics et privés, constituent-t-elles un atout ou au contraire un frein à une action cohérente et efficace en matière d’équité urbaine ?

 

Question 3

Les grands ensembles peuvent-ils être durables ?

Les exigences de la ville durable et équitable condamnent-elles irrémédiablement les grands ensembles ?

Quelle est, d’après vous, la pertinence de chacune des trois grandes stratégies (la démolition, la « résidentialisation » et la réhabilitation) concurremment mises en œuvre aujourd’hui à l’égard des grands ensembles ?


Pour citer cet article :
Claude Dilain & Stéphane Füzesséry & Nathalie Roseau, « L’équité urbaine : un choix politique. Entretien avec Claude Dilain », Métropolitiques, 2 mai 2012. URL : http://www.metropolitiques.eu/L-equite-urbaine-un-choix.html
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