Avril 2002 : Erwan Lecoeur soutient sa thèse en sociologie. Il est de ceux, trop rares, qui subodorent la présence de Le Pen au second tour des présidentielles.
La France découvre avec effroi le vote extrémiste, celui de toute une frange de la population dont l’hétérogénéité n’a cessé depuis lors d’interpeller.
Comment comprendre ce qui a pu pousser ces hommes et ces femmes dans les bras du Front national, un parti qui se veut celui de l’honneur et de la résistance face au déclin de l’Europe et de sa suprématie?
De fait, le vote populiste ne cesse d’inquiéter autant qu’il fascine.
Quel est ce pouvoir qui surfe sur « l’Europe qui s’affaisse dans le monde », sur les représentations de « l’européen, blanc, riche, qui a droit d’exploiter le reste du monde » ?
Qui sont ces hommes et ces femmes, qui se sentent désormais précaires face à un état providence se lézardant sous les coups de boutoir d’un capitalisme ignorant les règles de bonne conduite et le respect des individus ?
Hommes pour la plupart, majoritairement jeunes et peu éduqués, venant essentiellement des couches populaires, du monde des employés et des ouvriers, ils se sentent les grands perdants de la mondialisation des échanges qui consacre, il faut bien le dire, un capitalisme de réseaux, celui de l’entregent, de l’argent tenant lieu et place aux valeurs qui gouvernaient la sociale démocratie, la démocratie libérale des années d’après guerre.
L’Europe, l’homme malade du monde, ne s’est jamais remise des deux guerres qui ont ruiné son économie et abattu sur le front des batailles le meilleur de sa jeunesse. A commencer par la première, où cédant le pas aux Etats-Unis d’Amérique, elle s’est plongée sur fond de crise économique aux affres de la révolution socialiste et par contrecoup à ceux d’un fascisme tel qu’on l’a connu en Allemagne et en Italie.
L’acmé qu’a constituée la 2ème guerre mondiale et ses boucheries a « remis les compteurs à zéro » en envoyant aux oubliettes fascisme et révolution socialiste. Cette théorie longuement étayée par Fukuyama dans son ouvrage « La fin de l’histoire et le dernier homme » (2) est aujourd’hui remise en question, avec la montée des populismes partout en Europe, et notamment dans ses pays les plus riches (Danemark, Autriche, Suisse, Norvège, etc).
Ce mouvement de fond que d’aucuns considèrent comme un protofascisme, consacre avant tout cette situation d’une Europe qui sur la planisphère de Mercator (1) n’occupe plus le centre du monde, dans un temps où ses hommes politiques s’enferrent dans des questions de suzeraineté et de préséances à défaut de pouvoir bâtir l’Europe politique, l’Europe sociale et économique de demain.
La précarité (qui n’est pas la pauvreté), ce sentiment diffus d’avoir plus à perdre qu’à gagner dans la compétition mondiale, est aussi ce repli sur soi, ce que Lecoeur entend situer comme un rebond de l’histoire, celui de la perception de la fin de l’Etat providence, par tous celles et ceux qui se sentent exclus du grand marché.
Cette communauté de fait, celle de l’alliance entre représentations politiques et religieuses, se nourrit certes de la crise, mais elle se nourrit avant tout de l’incapacité des partis de gouvernement à répondre à la perte d’espoir, aux sentiments de déclassements, à l’idée d’un no futur pour nombre de nos concitoyens.
En ce sens, l’ultralibéralisme qui s’applique à démanteler les acquis des luttes ouvrières, qui s’appuie également sur une certaine apathie sociale pour croire à son dogme de la réussite individuelle basée sur les réseaux d’influence et le pouvoir de l’argent, cet ultralibéralisme là risque fort de voir se retourner contre lui ce populisme qui aujourd’hui conforte ses positions.
On s’en aperçoit tous les jours outre atlantique dans ces réseaux du tea party, vomissant la personne du président OBAMA, et qui pourtant interroge la classe politique toute entière, à commencer par Bill Clinton lorsqu’il avoue «I don’t know where they stand, but I get why they’re popular » (2).
Ce mouvement que l’on pourrait aussi concevoir comme un phénomène anti-establishment Washingtonnien, celui de la contestation d’un ordre établit est aussi celui que l’on peut constater en Norvège, au Danemark, en Hongrie et bien sûr en France avec les propos d’un Front national surfant sur les déclinaisons infinies du tous pourris.
Autant dire que le populisme a encore de beaux jours devant lui. Il en sera ainsi tant que les discours tenus se contenteront d’acter l’évolution d’un monde à défaut de pouvoir développer un discours vrai, qui suscite espoir et engagement de la part de ceux qui se sentent exclus des trains de l’histoire.
Pour lui succéder ? Ou pour se fondre dans un nouvel ordre mondial ? La question reste ouverte.
1. La planisphère de Mercator est une projection cylindrique du globe terrestre sur une carte plane formalisée par Gérardus Mercator en 1569. L’étirement nord /sud et est/ouest des parallèles méridiens aboutissait à une surreprésentation de certaines régions du monde dont l’Europe, avec toutes les conséquences que cela pouvait avoir sur les rapports entre les peuples
2. " La fin de l’histoire et le dernier homme " Francis Fukuyama – Edition Flammarion, Collection Champs, septembre 1993 448 pp
3. Traduction "Je sais bien ce que Tea Party exprime mais j'ignore ce qu'est Tea Party "
Erwan Lecoeur est né en 1970. Il est docteur en sociologie, diplômé en Sciences politiques et en journalisme, Depuis la soutenance de sa thèse intitulée « Front national : sens et symboles. La construction d'un repli identitaire ethnico-religieux dans la France de la fin du XXe siècle » il est reconnu comme un grand spécialiste du populisme et de l’extrême droite française.
Ses publications
- " Un néo-populisme à la française. Trente ans de Front national " Edition La Découverte, coll. « Cahiers Libres », Paris, 2003
- " Dictionnaire de l'extrême droite " Avec la participation de Nonna Mayer, Jean-Yves Camus, Sylvain Crépon et al. Edition Larousse, coll. « À présent », Paris, 2007
Francis Alexis HAMMER